Meurtre au Praetorium – suite et fin.

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2ème partie. Retour à la première partie.

Épisode VI : recedere !

Rufus, fils plutôt débauché d’un sénateur romain est expédié dans le camp de la VIIIème légion Auguste aux bons soins de Lucius Cornelius Jactor qui est chargé de lui apprendre le métier d’agrimensor. Peu après son arrivée au camp et s’être blessé au pied, il fait la connaissance au valetudinarium de Calpurnia, la femme du légat Frontinius. Une idylle voit le jour. Après avoir passé une nuit avec Calpurnia, de bon matin, Rufus est réveillé par des clameurs à proximité de la tente où il dormait…

« Tu ne devineras jamais ! Incroyable….Un meurtre vient d’être commis au praetorium ! »

A ces mots, Rufus blêmit : il ne savait pas pourquoi mais il en était certain, elle était morte ! Le jeune patricien se leva d’un bond, nu comme un ver, il se précipita à l’extérieur de la tente avant de se raviser et de retourner chercher sa tunique. Sans prendre le temps de se chausser, il courut comme un dératé en direction du praetorium. Cadurcus que plus grand-chose n’étonnait, habitué qu’il était aux excentricités multiples et répétées du père Jactor, parut tout de même fort surpris :

« Mais quelle vespa((Guêpe.)) l’a donc piqué ? »

L’entrée principale était sévèrement gardée, bien plus que d’habitude… Cela ne perturba pas Rufus qui savait comment pénétrer discrètement dans les lieux. L’atrium du praetorium grouillait de monde, la plupart, des esclaves de la domus. Un cercle au périmètre irrégulier s’était formé autour d’un drap en lin blanc écru dont la fonction actuelle consistait à cacher un corps qui gisait au sol. Une minuscule tâche rouge foncé marquait le milieu exact du drap : le sang avait imbibé le tissu puis s’était assombri en séchant.

Une des toutes premières roses du Rosarium d'Autun
une rose du Rosarium…

« C’est lui ! Je le reconnais !!! C’est lui l’assassin ! Je l’ai vu quitter les horti du praetorium très tôt ce matin ! On aurait dit un voleur…. »

Une jeune esclave toute menue pointait un majeur inquisiteur en direction de Rufus. Antistia, la jeune servante germaine de Calpurnia était catégorique : cette nuit-là, dit-elle, elle avait souffert de problèmes intestinaux ce qui l’avait obligée à rester la plus grande partie du temps aux latrines. Vers la onzième heure de la nuit, enfin presque apaisée, elle s’était décidée à rejoindre sa couche. C’est à ce moment qu’elle l’avait aperçu distinctement : sa silhouette, sa démarche, son visage, jusqu’à sa tunique, la même, tout correspondait, elle était prête à le jurer. Deux statores((« gendarmes ».)) d’un gabarit impressionnant étaient présents depuis la découverte du meurtre. Ils se saisirent aussitôt du pauvre Rufus. Leurs mains, deux étaux formidables, se refermèrent impitoyablement sur les poignets bien frêles en la circonstance de l’infortuné jeune homme qui fut traîné illico au statio.((poste de police.))

Enfermé avec ses aides de camp dans son tablinum((Bureau (la pièce).)), Frontinius, pour la circonstance ne paraissait pas effondré. Plus préoccupé par sa dignitas((Dignité, considération.)), il semblait mobiliser toute son énergie pour se tenir plus droit, plus impassible, plus « Auguste » qu’à son habitude…

« Qu’on aille me chercher Hermogène sur le champ, je veux savoir la cause de la mort ! Cuniculus, puisque tu commandes le statio, je te charge de l’enquête, ce sera ta priorité absolue ! Et dispersez-moi ces bons à rien qui rodent comme des vautours autour du cadavre ! »

Hermogène d’Halicarnasse avait tout du noble vieillard. Sa barbe blanche mangeait le bas d’un visage où les sillons du temps avait définitivement supplanté les rides d’expression. Son dos légèrement voûté par le poids des ans et sa démarche de plus en plus lente trahissaient son âge : trois fois vingt ans…
Le vieux grec était le médecin personnel de Frontinius depuis que son ami vespasianus lui avait fait cadeau de cet esclave il y a cinq ans déjà. Des événements aussi spectaculaires qu’inattendus avaient fait de cet ami l’Empereur de Rome.

Hermogène s’était hâté et c’est encore essoufflé qu’il se présenta à son maître. Tous deux se dirigèrent vers le cadavre qui gisait au centre de l’atrium. Les importuns avaient été dispersés laissant le maître et son esclave seuls auprès de la victime. Frontinius souleva le linceul de circonstance. Hermogène eut un mouvement de recul. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait un cadavre bien sûr et la plupart du temps cela le laissait presque aussi froid que le mort en question. Mais là… C’était le corps exsangue de Calpurnia ! La nièce de son ancien maître, il l’avait mise au monde il y a de cela un peu plus de trente cinq années. Il l’avait soignée et lui avait même sauvé la vie quand, tout enfant, elle était tombée gravement malade. Quand Frontinius et Calpurnia s’étaient unis, Hermogène avait constitué le cadeau de mariage de « tonton vespasianus ». Le vieux médecin ne put retenir une larme et il savait qu’il lui serait très difficile d’examiner sereinement le corps afin de recueillir un maximum d’informations sur le meurtre.

Sous le drap, le corps bleui était nu, il aurait semblé intact s’il n’y avait eu cette longue balafre oblique sur le flanc droit. L’inhabituelle blessure avait été consciencieusement recousue et il avait fallu un moment pour qu’Hermogène d’Halicarnasse ose envisager l’impensable…
Il lui fallait en être sûr, il sortit un scalpellum((scalpel.)) de sa trousse chirurgicale et commença à faire sauter le fil qui avait servi à recoudre la plaie. C’était bien ça ! Il manquait le jocur((foie. Chez les romains et de façon plus générale chez tous les peuples de l’Antiquité c’est le foie est un organe noble qui est le symbole des émotions et des sentiments (comme le cœur de nos jours). Les haruspices pratiquaient des sacrifices d’animaux afin de lire les présages dans leur foie.)) ! Le medicus prit sur lui pour continuer l’examen du corps après quelques instants, il livra à son maître ses conclusions :

« Ils devaient être plusieurs car elle n’a pas été assommée, il y a des ecchymoses multiples au niveau de la bouche, des poignets, des épaules, des genoux et des chevilles. Elle a été totalement immobilisée et a été probablement violée car j’ai trouvé des traces de sperme dans son cunnus((sexe féminin (a donné le mot « con » en français))) et l’un d’eux….Oh par tous les Dieux ! Elle devait être encore consciente… Quand l’un d’eux avec une lame fine et aiguisée a pratiqué une ouverture assez large dans le… »

Hermogène n’eut pas la force de terminer son compte rendu, il s’effondra en pleurs.

Lucius Gellius Cuniculus, le plus âgé des tribuns, en charge du statio et de l’enquête arriva à cet instant, il ne put que difficilement réprimer un haut le cœur quand il comprit l’ignominie de la nature du meurtre. Même les sacrifices les plus hideux pratiqués par les barbares n’atteignaient pas l’abjection de ce crime et le rituel sacrificiel consistant à examiner le foie chez les haruspices ne s’appliquait qu’aux animaux. Le tribun reprit un semblant d’air martial pour annoncer d’une voix maladroitement forte :

« Légat ! Nous avons arrêté un suspect ! Il est au frais dans les geôles du statio. C’est un civil qui se nomme Publius Aurelius Rufus, il se prétend fils d’un sénateur romain et il a été reconnu par une des esclaves de ta femme alors qu’il rodait à proximité immédiate du praetorium en fin de nuit…

– Je connais cet individu -rétorqua Frontinius- c’est bien un patricien fils de sénateur mais s’il s’imagine que cela va le sauver de la quaestior per tormenta((« question par la torture ». Emploi légal de la torture pour arracher un aveu à l’accusé ou pour éprouver la véracité des témoins.)) et du châtiment qui l’attend s’il est coupable… Calpurnia était la nièce de l’empereur et la femme du légat de ce camp et j’entends tout mettre en œuvre pour que ce crime ignoble soit puni ! »

Frontinius s’était exprimé avec une froide détermination, sans une once de commisération pour celle qui fut sa femme pendant dix-huit ans comme si le cadavre qui gisait à ses pieds était celui d’une étrangère. Il semblait en fait presque plus irrité par le crime de lèse-majesté commis à son domicile que par la mort d’une femme que de toute façon il n’avait jamais aimé…

Dans le camp, l’annonce du crime et l’arrestation de Rufus se répandirent à la vitesse d’une charge de cavalerie gauloise. En l’espace de quelques minutes, la plupart des cinq mille légionnaires et des deux mille esclaves, affranchis et civils de passage connaissaient la nouvelle. Les commentaires allaient bon train :

« le légat était cocu !…. Sa femme ? Une traînée oui !… Ce Rufus, plus doué avec sa mentula qu’avec une dolabra… Il paraîtrait, d’après les esclaves du praetorium, que le corps a été sauvagement mutilé !… Calpurnia aurait été éventrée….Brrrr !… Mais non ! Je sais de source sure qu’on lui aurait coupé les seins !… Moi, je vous le dis, c’est encore un coup de ces tordus de druides gaulois… Ils n’ont jamais accepté l’installation de ce camp de la légion à proximité d’une de leurs forêts sacrées ! »

L’arrestation de Rufus parvint tout aussi rapidement jusqu’au campement des evocati. Ce fut Cadurcus qui pour l’occasion se transforma en Mercure, porteur d’une néfaste nouvelle jusqu’aux oreilles d’un Jactor comme à son habitude bien peu matinal…

« Quoi ? Que dis-tu ? Si c’est une blague, Cadurcus, arrête de suite où je te promets un rapprochement percutant de ton tarin et de mon poing ! »

Le plus méchant de tous les hommes devait une grande partie de sa réputation à son réveil « difficile », c’était un homme qu’il ne fallait pas contrarier de bon matin, son irascibilité ne fléchissant un peu qu’après les repas sous l’effet de la digestion.

« Que je ne touche plus jamais un dé si je te mens ! C’est la stricte vérité…Rufus est actuellement dans les geôles du statio, il a été reconnu par une esclave rodant cette nuit dans le praetorium ! »

Jactor devait bien se rendre à l’évidence, son protégé était dans de sales draps. La surprise et la gravité de la situation obligeaient son cerveau à émerger des nimbes de Morphée avec une célérité inhabituelle. Une seule certitude dans ce malstrom d’idées et de sentiments embrouillés : Rufus ne pouvait pas être un assassin !
Mais comment le prouver ? Trouver le véritable assassin bien sûr… Plus facile à dire qu’à faire ! Une enquête officielle serait menée avec d’autant plus de zèle que la victime était la propre femme du légat. Cependant les statores du camp ne sont pas véritablement réputés pour leur finesse d’esprit et leur sens de la déduction ! Et puis il y a le quaestoniarius et ses méthodes pour le moins brutales…Décidément, Rufus était dans une situation bien délicate ! Ne pas oublier, il faudrait avertir au plus vite son père…Mais quand celui-ci recevrait le courrier, l’affaire serait certainement jugée et si par malheur… Jactor n’osait imaginer le pire : le fils qu’un de ses plus vieux amis lui avait personnellement confié exécuté pour meurtre !!!
Il y a des jours néfastes comme celui là où les Dieux s’acharnent sur les pauvres mortels que nous sommes et s’amusent de nous, leurs pauvres marionnettes, avec la plus grande des cruautés.
Il fallut une longue expiration à Jactor pour s’extirper de ses sombres pensées. Le temps n’était plus aux lamentations, il fallait agir au plus vite !

« Cadurcus, file de suite au praetorium et tâche d’en apprendre le maximum sur cette lamentable affaire ! Pour ma part, j’ai quelques vieilles relations au statio qui doivent déjà traîner dans le meilleur thermopolium((« gargote » où les romains pouvaient se restaurer rapidement pour une somme modique (ancêtre de la restauration rapide))) du vicus((quartier d’habitations civiles installées à proximité immédiate d’un camp militaire romain.)), il va bientôt être l’heure de passer à table !»

Chapitre VII : Quaestio per tormenta

Les gosiers secs et les estomacs bruyants des légionnaires le savaient bien, c’était chez Fortunata que le vin était le meilleur et la pitance la plus goûteuse : son thermopolium implanté en plein centre du vicus ne servait pas de grands crus hors de prix mais un honnête petit vin gaulois qui flattait le palais tout en réchauffant agréablement le corps. La nourriture y était abondante, variée et de qualité ce qui changeait de l’ordinaire du camp. Une ombre au tableau toutefois, Fortunata volumineuse affranchie aimait l’argent, ses prix étaient élevés et elle ne faisait jamais crédit ce qui excluait de sa clientèle les tiros sans fortune ainsi que les joueurs de dés malchanceux et ruinés.

Le thermopolium de Fortunata paraissait encore plus petit qu’il ne l’était en réalité quand, chaque midi, une ruée de soldats, affamés l’hiver et assoiffés l’été, s’agglutinait dans les trois petits scripuli(((scripulum au sing.) 288ème partie d’un tout dans ce cas 288ème partie d’une jugère ce qui correspond à environ 8,7m2.)) qui constituaient la partie restauration de son échoppe. Les comptoirs en forme de « L » comportaient d’énormes dolia((Grande jarre en bois ou en terre où l’on conserve certains aliments.)) en argile d’où s’échappaient des effluves qui faisaient frémir les narines, saliver les palais et grogner les estomacs.
Jactor le savait bien, c’était l’antre de Gaïus Bellijocus Maximus, l’optio((Sous – officier chargé de seconder voire de remplacer le centurion.)) des statores. L’imposant légionnaire avait été choisi pour seconder le tribun en charge de la police militaire de la VIIIème légion. Depuis déjà presque dix ans, les tribuns se succédaient à ce commandement avec une cadence folle tandis que Bellijocus régnait effectivement sur un petit monde d’une vingtaine de soldats choisis pour la plupart parmi les plus dissuasifs.

Dissuasif… C’était le qualificatif idoine pour ce vieil optio qui, bien que de taille moyenne, possédait un physique qui ne souffrait pas la moindre contestation. Des mains comme des battoirs, des pieds qui intimidaient même les postérieurs les plus endurcis et un regard qui martelait sans cesse : « Surtout, me fais pas ch… !!! »

Gaius Bellijocus Maximus Reno
Gaius Bellijocus Maximus Reno

Bellijocus Maximus n’était pourtant pas un ours. Cette carapace bourrue servait de protection à un être qui pouvait se montrer affable et prévenant pour peu que l’on ait gagné sa confiance. Il avait ainsi conquis de solides amitiés parmi les légionnaires de sa génération, la même que celle de Lucius Cornelius Jactor. Tous deux se connaissaient depuis plus de vingt ans, l’un plus ancien était devenu evocatus, l’autre de trois ans son cadet ne tarderait pas à suivre le même chemin. Leurs activités réciproques faisaient qu’ils n’avaient jamais la possibilité de se voir dans le castrum. A l’occasion, ils ne dédaignaient pas se retrouver « chez Fortunata » le quartier général « non-officiel » des hirci(((hircus au sing.) vieux bouc…)) de la VIII.

Gaïus s’attendait à une visite de Lucius. Depuis l’arrestation de Rufus, il savait que le plus méchant de tous les hommes ne manquerait pas de venir aux nouvelles, son jeune protégé était en grand danger.

« Ecoute voir mon bon Jactor… Ton apprenti agrimensor est dans une des geôles du statio, il est accusé d’avoir commis un meurtre abominable en la personne de la femme de notre légat, une esclave l’a reconnu alors qu’il rôdait dans le praetorium à une heure où il n’avait strictement rien à y faire et il n’y a aucun autre suspect…. »

L’optio regardait fixement Jactor. Ses yeux trahissaient un mélange de résignation et d’exaspération. Pour lui, c’était clair : l’affaire se présentait mal. Après avoir vidé le fond de son calix, c’est un Bellijocus mal à l’aise qui poursuivit :

« Et puis, ce n’est pas tout….Je viens d’apprendre que Frontinius vient de rappeler le quaestionarius Iustior de Vesontio((Besançon.)) où il était chargé d’une enquête criminelle. Il devrait arriver au camp d’ici deux jours ! »

L’evocatus aurait dû s’en douter, c’était la procédure habituelle en cas de crime : la quaestio per tormenta était la façon la plus brutale mais aussi la plus simple de faire avouer un accusé. Il est fini depuis longtemps l’époque bénie de la République où les citoyens libres étaient exemptés de ce genre de supplice. Bien sûr, Rufus était fils de sénateur ce qui aurait suffi en temps normal pour l’exonérer de la torture mais la victime faisait partie de la famille des Flavii : c’était la nièce de l’Empereur.

Jactor essaya de rassembler ses idées. Depuis son réveil, il vivait un cauchemar… C’est qu’il commençait à bien l’apprécier ce Rufus. Il avait vu arriver il y a quatre mois à peine un jeune chien fou, fils d’un vieil ami romain et après une brève période de « dressage » il avait commencé à en faire son fils spirituel : il avait enfin trouvé un apprenti à qui il pouvait transmettre son savoir. Et puis, certaines attitudes du jeune homme ressemblaient à celles de Publius Aurelius Rufus l’Ancien, ce qui n’était pas pour déplaire à Jactor : « Ahhhh….Le bon vieux temps ! »
Mais le temps présent n’était pas à la nostalgie. Il fallait se secouer. Trouver une solution pour innocenter Rufus. A tout prix ! Et si jamais…s’il était vraiment coupable ? Pour quelle raison ? Ça ne rime à rien…Juste à embrouiller un cerveau déjà bien perturbé, il faut y voir un peu plus clair :

« Dis-moi, Bellijocus….Que sais-tu au juste sur cette affaire ?

– Ecoute voir… pour l’instant celui qui en sait le plus, c’est le tribun Cuniculus, il est chargé de l’enquête, tout du moins jusqu’à l’arrivée de Iustior… Ce que je sais ? Le corps de Calpurnia a été retrouvé ce matin à l’aube par un esclave du praetorium au beau milieu de l’atrium. Il parait que son foie a été enlevé…Ce qui est assez inhabituel tu en conviendras ! Enfin c’est Antistia une des esclaves de Calpurnia qui a déclaré avoir vu roder ton Rufus peu avant l’aube dans le praetorium. Ah… Oui… Encore une chose… Un des esclaves de Frontinius a disparu depuis ce matin mais on ne sait pas si cela a un rapport avec notre affaire… »

– Tu dis que le foie de Calpurnia lui a été enlevé ? Mais on dirait un rituel sacrificiel. Pourtant Rome interdit les sacrifices humains dans le cadre religieux depuis une éternité… Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Et qu’est-ce qui te dit mon Jactor, que c’est un sacrifice humain ? C’est peut être une vengeance ou un acte commis par un fou… Ou alors l’assassin cherche à brouiller les pistes… »

Décidément, quelque chose ne collait pas dans ce meurtre songea le plus méchant de tous les hommes : pourquoi ce spectacle malsain ? Cette mise en scène d’un cadavre auquel on avait ôté l’organe le plus noble au beau milieu du praetorium ? Y avait-il un message adressé au légat dans l’assassinat de sa femme ? Mais que vient faire Rufus dans cette sombre histoire ? Pourquoi traînait-il en pleine nuit dans les jardins du praetorium ? Il n’était quand même pas l’amant de Calpurnia ?…Non !!! Mille questions et aucune réponse. Tout cela s’embrouillait dans la tête du pauvre Jactor. Depuis son réveil, il n’avait rien avalé et les odeurs de chevreau rôti qui se dégageaient des cuisines picotèrent ses fosses nasales : elles rappelaient à son corps qu’il était temps de s’alimenter, de toute façon, il n’avait pour l’instant rien de mieux à faire.

Gaïus et Lucius mangèrent ensemble, la même chose :  quelques olives, un oignon, deux belles tranches de chevreau chacunes servies avec une bonne louche de lentilles au miel et pour parfaire l’haleine, un fromage blanc à l’ail le tout accompagné de nombreuses rasades de vin rouge provenant de vignes des coteaux du Rhodanus…

thermopolium
thermopolium

« Ca fera deux sesterces mes petits chéris ! »

l’opulente Fortunata n’hésitait pas à se rappeler aux bons souvenirs des consommateurs en fin de repas. Plusieurs fois, des légionnaires avaient quitté la table en oubliant de payer leur dû ce qui l’obligeait à chaque fois d’aller en rouspétant signaler « l’oubli » au statio. Ce genre de réflexe était devenu une manie dont se gaussaient plus ou moins discrètement les habitués du thermopolium.

La gargotière possédait un tour de taille des plus volumineux qu’elle essayait tant bien que mal de cacher sous une ample tunique de laine sombre. Comme pour faire diversion, elle se maquillait outrageusement soulignant ses yeux fatigués avec du noir de charbon et ses joues rebondies avec de la terre d’ocre. Coiffée simplement, ses cheveux étaient tressés et formés en chignon, elle ne savait certainement pas que cette coiffure était passée de mode depuis bien longtemps à Rome. Son commerce était florissant et au cas où quiconque en aurait douté elle se chargeait de le montrer à tous en arborant ostensiblement colliers, boucles d’oreilles et bracelets en or. Pour en rajouter une couche, chacun de ses sourires affichait deux fausses dents du même métal ce qui faisait dire aux mauvaises langues à propos de son haleine que l’argent n’a pas d’odeur contrairement à l’or…

« Deux sesterces ? Fortunata… Si ton vin n’était pas aussi bon tu serais une voleuse ! »

Jactor avait extrait de sa bourse les deux grosses pièces en orichalque((Nom donné par les anciens au laiton ou cuivre d’or. Le laiton est un alliage de cuivre et de zinc.)) qu’il tendit à la patronne. Il venait d’inviter l’optio des statores, ce qu’il aurait fait avec un grand plaisir si les circonstances n’avaient été autres.

Dans les geôles du statio, un jeune homme tutoyait les profondeurs du désespoir. Non seulement la femme qu’il aimait avait été assassinée mais en plus, il était accusé du meurtre. Rien dans sa vie antérieure de petit privilégié romain ne l’avait habitué à ce genre de coup du sort. Une enfance dorée dans les stolae de maman, une adolescence insouciante de patachon patricien et voilà qu’à vingt ans à peine, sa vie risquait de s’achever dans l’infamie d’une condamnation à mort pour assassinat…

« Si mon père l’apprend, il me tue c’est sûr ! »

marmonna-t-il avant de réaliser, au vu des circonstances, la stupidité de sa réflexion. Et ce n’était certainement pas les statores de garde qui lui remontaient le moral : ceux-ci, en effet, insistaient lourdement sur ce qui attendait l’infortuné jeune homme…

« Alors comme ça on ne connaît pas le quaestionarius Iustior ? Tu verras mon grand ! C’est un être charmant, plein d’attention pour ses « patients »…Et puis l’homme n’est pas dépourvu d’imagination ni d’instruments originaux d’ailleurs ! »

S’ensuivit une volée de rires nauséabonds qui glacèrent le sang de Rufus : il n’en était pas absolument certain mais il lui semblait bien que son futur proche risquait de lui être très désagréable, quant à son avenir plus lointain…Il n’osait même pas l’envisager. Sa vie était si douce à Rome !!!
A quelques milles du camp, un homme au crâne rasé, d’une petite cinquantaine d’années, à cheval sur un âne qu’il s’évertuait à appeler Alexandre, trépignait d’impatience :

« Plus vite noble destrier, je suis attendu au camp.
De ma science sacrée, on a besoin sur le champ ! »

De retour au campement des evocati, Jactor croisa Cadurcus qui lui fit son rapport : rien de plus que ce que lui apprit Bellijocus maximus. A part le nom de l’esclave qui avait disparu : un certain Ajax…

Chapitre VIII : Felix anniversarius Iustior

Les portes du camp n’allaient pas tarder à se refermer pour la nuit quand une silhouette improbable éclairée par un soleil presque couché apparut à l’horizon. Un homme impatient juché sur un âne fourbu qui trottinait à perdre haleine. Le spectacle ne manqua pas de faire sourire les légionnaires de garde qui attendirent amusés l’arrivée du tandem à quatre pattes complété par deux jambes qui touchaient presque le sol tant la hauteur au garrot de l’équidé était faible. Le spectacle pouvait sembler cocasse mais les sourires s’effacèrent aussitôt que le cavalier fut identifié : « Cacat ! Le quaestionarius Iustior…Il ne manquait plus que lui ! S’il se met au travail dès cette nuit, j’en connais qui auront du mal à dormir ! »

Il existait dans le camp, des personnages qui indépendamment de leur grade étaient connus de tous pour leur fonction : l’optio des statores par exemple de par sa stature et son omniprésence dans les endroits stratégiques du castrum n’échappait pas à cette règle. Tout comme le quaestionarius dont la popularité était telle que certains légionnaires n’hésitaient pas à faire de grands détours pour éviter d’avoir à croiser le personnage.

Ce qui déplaisait au plus au point chez lui, c’était son regard inquisiteur : avec lui, tout le monde était coupable ! Tout le monde avait quelque chose à se reprocher…Un banal mensonge, une dette que l’on tarde à rembourser, une armure dont on a oublié de briquer les parties invisibles lors d’une inspectio((Inspection.)) et le sentiment pour tous, que quelque soit la nature du méfait, Iustior n’en avait cure car tout était prétexte valable à l’exercice de son « art ».

L’homme venait d’avoir cinquante ans le jour même et il considérait comme un magnifique cadeau d’anniversaire le message qu’il avait reçu il y a peu de Frontinius :

« Ma femme vient d’être assassinée, un fils de sénateur est suspect du meurtre, ta présence est requise au plus tôt afin d’appliquer la quaestio per tormenta. »

Un patricien pour ses cinquante ans ! L’apogée de sa carrière ! Il s’estimait au sommet, sachant faire souffrir jusqu’au point désiré où le suspect avoue comme une délivrance. Il se perfectionnait en variant à souhait les méthodes, en inventant de nouveaux procédés, de nouvelles recettes parfois agrémentées par de subtiles modifications sur les instruments de torture. Iustior détestait par-dessus tout la routine et n’avait d’estime chez les suppliciés que pour ceux qui « jouaient le jeu », ceux qui résistaient. Rien de plus frustrant que les suspects qui déballaient tout dès le début de la séance : il les appelait « les éjaculateurs précoces »…

Le silence se fit dès qu’il eut franchi la porte du statio : l’homme savait mettre mal à l’aise et il s’en délectait. Il s’était petit à petit construit un personnage hors normes : soigné dans son apparence comme dans ses propos, toujours d’une exquise politesse qui tranchait davantage avec la noirceur de son activité.

« Je vous souhaite à tous, une charmante soirée.
On m’a fait quérir de loin, car je suis invité
A exercer mon art, sur un jeune suspect.
Indiquez-moi donc, où se trouve l’infortuné ! »

Le quaestionarius fut aussitôt conduit dans la cellule de Rufus que la torche tenue par un stator avait le plus grand mal à éclairer. On devinait dans la pénombre un corps endormi recroquevillé sur une vague paillasse qui semblait avoir connu des générations et des générations de prisonniers.
Le jeune homme fut réveillé sans ménagement d’un coup de semelle cloutée de caligae sur son postérieur :

« Réveille-toi anus fascies((Injure…Je vous laisse le soin de traduire !)), ton avocat est là ! Tu vas pouvoir lui confier tous tes petits secrets ! » Il s’ensuivit de la part de l’indélicat, un rire gras et malsain qui lui glaça le sang…

L’aube commençait à poindre et Publius Aurelius Rufus le jeune ne s’était effectivement pas rendormi bien qu’il ait vécu le pire cauchemar nocturne de son existence. Il avait hurlé du moins au début, quand ses cordes vocales le lui permettaient encore ; puis il avait gémi, supplié, pleuré, imploré. Les premières minutes, dès qu’il comprit ce qui allait lui arriver, le jeune patricien avait trouvé la force d’essayer de défier du regard son bourreau mais devant l’implacable savoir-faire de Iustior, il avait vite compris l’inutilité absurde de sa démarche. Tout d’abord, le quaestionarius alla faire chercher deux instruments de torture qui étaient entreposés dans une petite remise prévue à cet effet derrière le statio. Avec une célérité déconcertante, Iustior les prépara et avant même qu’il ait réalisé ce qui se passait vraiment, Rufus se retrouva ligoté sur un equuleus. Cet appareil ressemblait à une sorte de petit équidé fait de pièces de bois disposées de telle façon que le supplicié se retrouvait à cheval sur l’angle aigu de la traverse supérieure alors que l’extrémité de chacun de ses membres avait été attaché à de lourds poids. Rapidement, la douleur devenait insoutenable et le patient prolixe. Le second instrument, appelé fidicula de par son aspect étrange était plus redoutable encore mais Iustior ne l’utilisait que rarement, préférant détruire le mental du torturé en lui faisant comprendre qu’un quaestionarius de son acabit avait plus d’un tour dans son sac. De plus, la fidicula avait pour inconvénient d’entraîner des blessures parfois impossible à guérir en déboîtant les os et en disloquant les articulations : cela ne posait aucun problème avec des esclaves mais avec un fils de sénateur dont la culpabilité n’était pas certaine, il convenait d’être un minimum prudent…L’equuleus et quelques gifles données avec le revers de la main quand les réponses ne se faisaient pas assez claires suffirent. Rufus avait parlé, tout dit : il avait connu Calpurnia alors qu’il était pensionnaire du valetudinarium, ils s’étaient plus. Il était devenu son amant pendant la longue absence de Frontinius. Oui, il était bien venu cette nuit-là au praetorium. Oui, il avait bien rendez-vous avec elle. Oui, ils avaient fait l’amour. Non, il ne l’avait pas tuée : il l’aimait.

Visiblement satisfait de ce qu’il avait appris, le quaestionnarius, ravi par sa performance, jubilait. Sa longue expérience des tourments lui avait fait adopter la philosophie suivante : obtenir le maximum de renseignements avec le minimum d’ustensiles. Il avait appris que la peur était plus efficace encore que la douleur et il excellait dans l’art du dosage entre la torture physique et la torture morale. Avec le temps, il avait aussi appris à démêler la vérité du mensonge, à traquer l’imposture jusqu’à débusquer l’absolue sincérité. Son ancienneté dans ce genre de pratique avait enfin aiguisé sa psychologie : ce qu’il préférait dans l’exercice de son métier, c’était le tout premier contact avec sa victime : l’instant où, il lui fallait décider, en quelques secondes, de la tactique à adopter. Avec les brutes, les petits esprits au corps noueux, les légionnaires habitués au mal, pas de demi mesure. Soit il s’acharnait, il cassait, brisait, tordait, brûlait, amputait, énucléait, asphyxiait…Le tout avec une sauvagerie extrême. Soit, s’il devinait une fragilité émotionnelle, il ne les touchait même pas, se contentant de bien choisir ses mots et de leur parler tout doucement à l’oreille d’un ton presque amical jusqu’à ce qu’ils s’effondrent et avouent tout !

Pour les êtres plus complexes, au courage physique réel, à la tête solide et à l’intelligence suffisante pour balancer un mensonge plausible au bon moment, ses préférés pour tout dire, il lui fallait élaborer une stratégie plus complexe et être patient, surtout rester patient et finalement, il triomphait. Toujours.

Le bourreau ayant accompli son œuvre, quitta le statio et se dirigea vers les thermes : il lui fallait se délasser un moment, faire ses ablutions, revêtir une tunique propre puis, il se présenterait au légat pour lui faire son rapport.

L’optio Bellijocus prit sur lui dès le départ de Iustior d’aller faire chercher le capsarius Pollex par un stator. Quelques onguents calmeraient un peu la douleur physique, pour le reste…

« Vois-tu, mon pauvre ami, il m’avait bien semblé t’avoir mis en garde alors que je te soignais ! Calpurnia n’était pas pour toi, trop dangereux de s’amuser avec une femme de légat, surtout celui-ci… Si seulement tu m’avais écouté ! Peut être serait-elle encore en vie et toi, assurément, tu ne serais pas dans cet état ! »

Pollex n’était pas du genre donneur de leçon mais là, la bêtise du jeune homme le faisait enrager.

« Serait-ce trop demander à nos robustes statores que de m’apporter quelques candelabri((Candelabrum (au sing.) chandelier)) ? Cette geôle est encore plus sombre que l’âme de notre questionarius ! »

Rufus souffrait, Pollex soignait, Iustior se prélassait au caldarium((Pièce chaude des thermes.)) tout en réfléchissant à la façon dont il allait présenter la situation à Frontinius. Etait-ce une bonne nouvelle d’ailleurs l’innocence du jeune patricien ? De toute façon, étant donné qu’il était l’amant de Calpurnia, ses ennuis n’étaient pas terminés… Pour moi, son innocence signifie que mon travail n’est pas fini, j’aurai d’autres questions à poser songea-t-il en souriant de contentement.

De son côté, Jactor semblait fort préoccupé, tournant en rond, maugréant contre cette situation absurde et cherchant par quel moyen il pourrait bien venir en aide à son apprenti. Il délaissait son travail et se désintéressait totalement de ses subordonnés. Le seul que cette situation arrangeait vraiment était Cadurcus, il pouvait s’adonner sans retenue à de frénétiques parties de dés avec quelques camarades légionnaires dont l’ambition première était de savoir se faire oublier de leurs supérieurs afin d’assouvir leur passion : des petits cubes en os ou en bois et des sesterces qui changent de marsupii((Marsupium (au sing.) bourse.)).

jeu de dés
on joue aux dés

Pour plus de tranquillité, les joueurs invétérés se retiraient souvent dans l’arrière salle d’une taverne sise à l’extrémité du vicus. Dans ce bouge, pas question de bons petits plats et le vin tenait davantage de la posca que d’un Falerne : on n’avait donc peu de chance d’y croiser un gradé. Cet endroit peu ragoûtant était l’un des rares havres de liberté pour les soldats qui pouvaient parler sans crainte de la hiérarchie. Aussi, parmi les spectateurs qui attendaient une place pour jouer ou qui avaient perdu leur argent au jeu, les discussions allaient bon train et le meurtre récent de la femme du légat alimentait copieusement les conversations :

« Je le tiens du stator « Cogne Dur », il paraît que cette nuit, le fils du sénateur est passé entre les pattes de Iustior !
– Tu parles d’une nouvelle, j’étais de garde hier soir à la porta principalis sinistra((Porte principale gauche.)) et je l’ai vu arriver à fond de train sur son âne comme s’il avait les trois Furies aux fesses !
– Hè ! C’est que le gaillard avait à faire… D’après Cogne Dur, il s’est acharné sur son suspect une bonne partie de la nuit !
– Et alors ? Le gars a avoué le crime ?
– Ben… Non ! A ce que j’ai cru comprendre, il était bien l’amant de Calpurnia mais il ne l’aurait pas tuée… En tous cas, tu sais que Iustior ne lâche pas le morceau tant qu’il n’a pas obtenu de réponses qui lui conviennent ! »

La partie de Dés
La partie de Dés

Cadurcus qui attendait son tour pour jouer s’était intéressé à la conversation. Voilà du nouveau pensa-t-il et c’était plutôt une bonne nouvelle : Rufus, entre les mains du plus terrible et du plus efficace des questionarius de l’Empire n’avait pas avoué et comme il n’avait rien du surhomme, il était donc très certainement innocent… Voilà une information qu’il convenait de rapporter au plus tôt au plus méchant de tous les hommes.

A quelques milles du camp, une patrouille fut interpellée par un rusticus((Paysan.)) gaulois, celui-ci venait de découvrir un cadavre bien mal dissimulé dans le petit bois qui menait à son champ.

les marcheurs dans le paysage du Morvan
patrouille en marche…

Chapitre IX : Ça se complique…

C’est un Iustior « tiré à quatre fibules » qui se présenta, rasé de frais au légat de la VIIIème légion. Ce dernier lui apparut un peu vieilli, en tout cas les traits tirés, la voix étrangement enrouée. La mort de sa femme l’avait peut être davantage marqué que ce qu’il voulait bien le laisser paraître…

« Que me veux-tu ? » éructa Frontinius d’un air irrité.

« Noble légat, je me présente devant toi
Ma tâche accomplie ; je te dirai pourquoi
Le jeune Aurelius Rufus n’est pas selon moi
Coupable de ce meurtre ou de quoi que ce soit
Si ce n’est de t’avoir fait cocu plusieurs fois.
Avec toute ma science que tu sais immense,
Je l’ai interrogé usant de patience,
De ruse ainsi que de beaucoup de méfiance
Pour découvrir enfin sa réelle innocence.
A l’épreuve de l’equuleus, je l’ai soumis,
La douleur fut telle qu’il ne m’a jamais menti
J’ai donc ainsi sur cette soirée beaucoup appris.
Ta femme et lui se sont aimés cette nuit là,
Mais il n’est point le meurtrier, je n’en doute pas !

– Iustior ! Iustior ! Quand donc arrêteras-tu de parler de cette façon ?

– Je n’y peux rien car je suis né Alexandrin ! »

Cette innocence certifiée par le quaestionarius Iustior n’arrangeait pas vraiment le légat : non seulement l’infidélité de sa femme n’était plus un secret mais le « coupable idéal » en la circonstance était innocent ! Bon sang alors qui ? Et pourquoi ? Ce n’était pas tant le meurtre de sa propre épouse qui dérangeait Frontinius mais la femme d’un légat, nièce de l’empereur assassinée dans le praetorium d’un camp de légionnaires, ça faisait plutôt désordre…Quand Vespasianus apprendrait la chose, nul doute que la colère impériale serait grande, surtout si le coupable est encore dans la nature !

« Qu’on aille me chercher Gellius sur le champ ! L’enquête est à reprendre au début…Je veux le coupable ! Et pas dans un mois ! Devrais-je pour cela passer la moitié des légionnaires de ce camp à la question !!! »

Entendant ces derniers mots, Iustior eut semble-t-il une légère érection. On tira Rufus de son cachot, les ordres étaient formels, ils venaient du légat : on l’envoyait se requinquer au valetudinarium aux bons soins du capsarius Pollex. De la rage causée par les tortures qu’il avait subies, du désespoir de la perte d’un être aimé ou du soulagement de savoir son innocence enfin reconnue, le jeune homme ne savait quel sentiment devait prévaloir. Pour l’instant, la priorité était de calmer ses douleurs physiques, pour le reste on verrait plus tard…

A l’autre bout du camp, Cadurcus, tout excité, pénétra en trombe et sans crier gare dans la tente de Jactor. Ce dernier n’avait pas pour habitude de tolérer ce genre d’emportement de la part de son affranchi. Il s’apprêtait à décocher un redoutable coup de pied dans les parties génitales de l’importun- histoire de lui rappeler les urbanitas((Savoir-vivre.)) – mais celui-ci connaissait par cœur les réactions violentes de son ancien maître et c’est avec maestria qu’il évita l’attaque ce qui eut pour effet de déséquilibrer le plus méchant de tous les hommes qui se retrouva ainsi les quatre fers en l’air !

« Il est innocent ! Innocent m’entends-tu ? Il n’a pas avoué le meurtre alors qu’il était interrogé par le plus terrible des questionarius ! Je le tiens d’un des statores qui a assisté à l’interrogatoire ! »

Le regard noir d’un Jactor peu habitué à se retrouver dans une telle posture surtout devant un de ses subordonnés aurait dû glacer le sang de quiconque l’aurait croisé mais Cadurcus n’en avait cure : son ami Rufus innocenté et son patron cul à terre et l’air ridicule, tout cela en quelques minutes, c’était une magnifique journée !

« Innocent ! Je n’en ai jamais vraiment douté » marmonna Jactor « Malheureusement, il a payé cher son amourette avec la femme du légat… enfin, c’est une lettre qu’il me sera beaucoup plus facile d’écrire à Rufus l’ancien : je me voyais déjà en train de lui annoncer l’exécution de son fils… Cadurcus… scopae((Balais.)), accelerate((Accélère, dépêche-toi.)) ! cessator((Fainéant.)) ! Pour ma part je vais voir Bellijocus pour prendre des nouvelles du joli cœur… »

On ne pouvait impunément ridiculiser un evocatus quand on est un simple affranchi. Qu’importe, dès que le plus méchant de tous les hommes eut tourné les talons, Cadurcus retrouva une occupation sérieuse : quelques parties de dés à la taverne.

C’est un tribun contrarié et pour tout dire passablement inquiet qui attendait à l’entrée du tablinum privé du légat : finalement, pour sympathique qu’ait pu lui paraître le jeune Rufus, il l’aurait préféré coupable. Car, maintenant, il en était persuadé, sa carrière politique se jouerait sur sa capacité à débusquer le véritable assassin et, avec une victime nièce de l’empereur, en cas d’échec, Lucius Gellius Cuniculus((Lapin, et donc cognomen de Lucius Gellius.)) ferait bien d’apprendre à planter des brassicae…((Choux.))

Après une attente qui lui sembla interminable, il vit paraître un Frontinius fatigué, courbé comme s’il avait quatre-vingts ans, le bas du visage partiellement caché par un sudarium((Mouchoir.)), reniflant, toussotant, raclant de la gorge : il ne crierait pas, c’est sûr… Nul doute pourtant que les oreilles de Gellius allaient souffrir :

« Tribun ! Débrouille-toi comme tu veux mais il me faut un coupable ! Le plus tôt possible…Et ne te trompe pas ce coup ci, rappelle toi que Iustior est là pour faire éclater la vérité…Après une longue quinte de toux… Tu t’en doutes, ton avenir est directement lié à ton efficacité dans cette affaire, un échec et je t’entraîne avec moi dans la disgrâce…Tu peux disposer Cuniculus, et n’oublie pas… Si tu échoues, tu risques de finir à la broche !!! »

D’habitude, Lucius Gellius Cuniculus ne se formalisait pas trop des plaisanteries que l’on pouvait faire sur son cognomen((Surnom, Les romains en usaient beaucoup et certains n’étaient pas toujours très flatteurs : Cicero (Cicéron) est un pois chiche, Brutus veut dire stupide comme un animal (a donné brute en français), plus ironique Caesar qui a une belle chevelure (César avait le crâne dégarni). Plus amusant et vraiment peu flatteur : Pipinna correspond aux organes génitaux d’un petit garçon, Vatia, qui a les genoux cagneux ou Flaccus, grandes oreilles…)) mais en la circonstance, il ne goûtait que modérément le jeu de mot du légat. Il aurait besoin de l’aide de Bellijocus et de ses hommes et puis, sait-on jamais, une petite offrande aux déesses Spes((Déesse de l’espoir.)) et Veritas((Déesse de la vérité.)) ne ferait aucun mal.

Depuis les départs de Rufus et de Iustior, le statio semblait avoir retrouvé une atmosphère plus conforme aux habitudes du camp. Les geôles étaient occupées par quelques vieux légionnaires ivrognes et de jeunes tiros insolents qui avaient bien besoin les uns comme les autres d’un endroit calme pour méditer au frais sur leur infortune et les grandes injustices dont ils étaient victimes. Les statores de garde préféraient à tout prendre les braillements inintelligibles des premiers et les invectives revendicatrices des seconds aux cris inhumains qui sortaient de la gorge des malheureux suppliciés par le quaestionarius.

Bellijocus et Jactor bavardaient ensemble devant l’entrée du statio quand ils virent arriver débouchant de la via principia, le tribun Gellius l’air fort préoccupé. L’optio tout comme l’evocatus avait une trop grande pratique des officiers pour ne pas comprendre que les soucis de la hiérarchie finissaient toujours par devenir les emmerdements de la base : rien de bon se dirigeait sur deux pattes dans leur direction et aucune fuite possible en perspective !

Cuniculus exposa le problème à son optio en des termes très clairs : l’affaire du praetorium devenait la priorité exclusive des statores. Il leur faudrait interroger à nouveau tout le personnel du légat et de façon plus générale toutes les personnes susceptibles d’avoir été présentes cette nuit là dans les environs du crime. On pourrait bousculer, intimider, menacer, acheter au besoin des informations ; tous les moyens seraient bons afin d’obtenir des témoignages ou des indices mais…Des résultats et vite !!!

Alors que le tribun haranguait ses maigres troupes, un légionnaire déboula en trombe dans le statio :

« Tribun ! Un cadavre vient d’être découvert à trois milles au nord du camp… Le chef de patrouille m’a envoyé te chercher au plus vite afin d’identifier la victime qui semble être un civil familier du camp…
– Bellijocus trouve- nous deux chevaux et une charrette afin de ramener le cadavre ici ! Avec un peu de chance il y a un rapport avec le meurtre de Calpurnia… »

Gellius guidé par le légionnaire ne tarda pas à parcourir à cheval la distance qui le séparait de l’endroit où le nouveau cadavre avait été découvert. Pratiquement arrivé à destination, ils bifurquèrent à droite de la via vicina((Ancêtre du chemin vicinal.)) dans un petit chemin bordé de noisetiers qui débouchait sur un vaste champ de triticum((Froment.)). Là, les attendait le reste de la patrouille ainsi qu’un rusticus et son chien. L’animal, indifférent à sa découverte récente, pensait surtout à jouer avec son maître.

Le chef de patrouille tint les rênes du cheval pendant que le tribun dés enfourchait la selle à quatre pommeaux. Ce geste à la fois élégant et technique était le fruit de longues heures d’entraînement sur un cheval de bois équipé d’une ephippium((Selle de cheval. Chez les gaulois comme chez les romains, elle était pourvue de quatre cornes qui formaient quatre pommeaux à chaque extrémité de la selle. Ces pommeaux aidaient le cavalier à monter ou à descendre de cheval, les étriers n’ayant pas été encore inventés à l’époque.)). Tout tiro, même s’il était destiné à devenir fantassin recevait une formation de cavalier.

« Montrez-moi où est le cadavre ! »

Un petit ruisseau légèrement en contrebas longeait à la fois un petit bois et le champ de céréales. La nature avait repris le dessus dans cette partie du terrain laissée inexploitée par l’homme et les ronciers y régnaient en maître interdisant presque totalement l’accès au petit cours d’eau.

« C’est là qu’Pataud y a trrouvé l’corps… Je prrévenu légion tout d’ suite ! Pas descendu voirr d’ prrès mais c’est un rromain pourr sûrr ! »

Comme la majorité de la population rurale de la région, le latin, langue officielle de l’Empire était loin d’être maîtrisée parfaitement : la grammaire, la syntaxe, l’élocution, la prononciation étaient régulièrement et impitoyablement malmenées. Cela ne gênait pas le légionnaire de base, souvent d’origine gauloise mais exaspérait presque toujours les officiers originaires de Rome qui considéraient la population indigène comme des ploucs. Les légionnaires remontèrent le corps que Gellius n’eut aucun mal à identifier : Hermogène d’Halicarnasse…

Le vieil homme à barbe blanche avait été trucidé avec un glaive : la taille et la profondeur de la blessure étaient caractéristiques de l’arme.

A quelques pas de là, un des légionnaires qui s’était éloigné afin de satisfaire un besoin pressant eut la surprise de sa vie : Un autre cadavre gisait à peine camouflé par quelques ronces. Un visage froid aux yeux inexpressifs semblait regarder le soldat soulager sa vessie ; ce visage n’était pas inconnu du miles, c’était celui de son légat…

Chapitre X : Cabale à Rome

Au même instant à Rome…
Le soleil inondait généreusement les collines de l’Aventin et réchauffait de ses juvéniles rayons matinaux la pergula((Terrasse.)) d’une opulente domus patricienne. De là, on pouvait apercevoir vers l’ouest le trafic incessant de petits navires marchands qui remontaient le Tibre jusqu’à l’Emporium((Les entrepôts de Rome sur les bords du Tibre.)), les entrailles vibrionnantes de l’Urbs. Telles des chenilles processionnaires, les embarcations halées par des chevaux encombraient le fleuve du port d’Ostie jusqu’aux quais de débarquement qui leur incombaient en fonction de la marchandise transportée. Tous les produits de l’empire et du monde barbare semblaient s’être donné rendez-vous à cet endroit. Du vital pour le peuple de Rome, le blé d’Egypte et le vin de Gaule au précieux exotique pour l’aristocratie, les larmes des oiseaux de mer de la Baltia((Il s’agit de l’ambre jaune de la Baltique, très prisée sous forme de bijoux ou comme talisman par les romaines.)) ou les soieries chatoyantes de Sina((Nom donné par les romains à la Chine.)). Les bruits sourds des débardeurs affairés sur les quais remontaient distinctement, atténués par la distance mais portés par un vent d’ouest, fils terrestre de la brise de mer tyrrhénienne. Tandis que les grues à roues enlèvent des cales les précieuses cargaisons, esclaves, marchands, artisans, employés du service de l’annone, bateliers et armateurs formaient un tableau lointain composé de tâches multicolores de moins en moins nombreuses au fur et à mesure que l’on s’éloignait des bords du Tibre. Toute cette agitation mercantile contrastait avec le calme de la domus où les esclaves, d’une discrétion remarquable, s’affairaient silencieusement comme s’ils ne voulaient pas troubler le chant matinal des oiseaux en cage, le craquettement lointain des cigales locataires indélogeables des cyprès romains ou le doux murmure des jets d’eau en cascade.

C’était presque l’heure où le dominus recevait ses clients habituels. Mais, aujourd’hui, pour eux, la porte d’entrée resterait close. Le maître des lieux attendait avec impatience une visite d’une extrême importance…
Le janitor fit entrer un voyageur passablement fatigué et partit aussitôt prévenir son maître. Sans attendre, celui-ci se précipita à la rencontre du nouvel arrivant.
L’homme d’environ vingt-cinq ans semblait cruellement manquer de sommeil. Ses yeux fatigués lui donnaient un regard inquiétant et les cernes sous ses paupières ressemblaient à des sillons profondément creusés par un araire. Ses cheveux noirs s’étaient rebellés durant le voyage et ramenés à la raison ils auraient composé une étrange coupe au bol bien inhabituelle même dans les milieux les plus interlopes de Rome. Ses vêtements empoussiérés et une forte odeur corporelle indiquaient que l’individu devait venir de loin. Après une profonde inspiration qui soulignait que le voyageur devait surmonter sa fatigue, il prit la parole révélant un fort accent en provenance de la Gaule narbonnaise:

« Salve ! Ça va ou quoi ? »

Cette familiarité soudaine surprit le dominus :

« Mon cher Titus ! Tu t’adresses à un sénateur, ne l’oublie pas… Je mettrai ce genre de familiarité sur le compte de la fatigue causée par ce long voyage ! J’attends ton compte rendu »

Se rendant compte de sa bévue, Titus marqua une pose afin de reprendre ses esprits. Ce coup-ci, les mots seraient pesés, les phrases décomposées par le cerveau et la langue férocement disciplinée :

« L’opération s’est déroulée comme prévu. Sa femme et son médecin ont été éliminés par mes soins. J’ai même enlevé le jocur de Calpurnia histoire d’embrouiller et de faire croire à un sacrifice rituel. Par chance, les soupçons se sont rapidement portés sur le fils d’un sénateur qui avait cru malin de cocufier le légat ! A l’heure qu’il est, mes hommes ont dû procéder à la substitution…
– Parfait ! Vraiment parfait ! Tous les proches de Frontinius éliminés, notre nouveau Frontinius va pouvoir entrer en scène… Qui soupçonnerait un intime de l’empereur ? C’est vraiment un plan diabolique ! Ton équipe et toi avez fait un bon travail et je saurai vous récompenser royalement.
– Euh…Il y a quand même un petit problème… Ajax, l’esclave personnel de Frontinius a disparu. C’est l’un des seuls à pouvoir se rendre compte de la supercherie…
– Ce n’est qu’un esclave, qui le croirait ? Mais tu as raison, mieux vaut être prudent ! Il faut le retrouver et l’éliminer : une opération de cette envergure ne doit pas échouer et mon ambition ne saurait être contrariée à cause d’un misérable serviteur ! Va te laver, tu sens le fauve ! Mange et repose toi bien, demain tu repars pour le camp de la VIIIème légion.»

Mettius Pompusianus, maître de ces lieux, sénateur romain, en vue pour le consulat, l’un des romains les plus riches et les plus influents ne rêvait que d’une seule chose : revêtir la pourpre impériale. Depuis que son horoscope à la mort de Néron lui avait prédit l’empire, son unique obsession avait été d’échafauder un plan pour renverser Vespasianus. Quelques appuis chez les sénateurs, d’excellentes relations avec des officiers de la garde prétorienne, suffisamment d’argent pour acheter les influents les plus cupides, tout cela aurait dû suffire en temps normal. Seulement voilà, Vespasianus était populaire et il avait le mérite d’avoir instauré un minimum de sagesse et de stabilité dans un empire qui avait connu avant son accession Néron et trois empereurs en moins de deux ans.

Il fallait donc le faire assassiner, mettre ses deux fils hors-jeu, passer au yeux du peuple pour le sauveur de Rome, le tout sans que quiconque ne soupçonna son implication dans cette affaire. Facile à concevoir mais comment agir concrètement ?

Voilà il y a encore quelques mois où en était Pompusianus dans ses élucubrations quand un jour, le hasard vint à sa rescousse. Alors qu’il visitait l’un de ses nombreux domaines du Latium, quelle ne fut pas sa surprise de tomber nez à nez avec un de ses esclaves, sosie parfait d’un des intimes de l’empereur. Le portrait craché de Frontinius ! Un jumeau avec seulement quelques kilos de moins : le même âge, le même visage, la même allure générale et la même taille. Alors qu’au dernier recensement, il avait écouté d’une oreille distraite son intendant général l’informer du nombre total de ses esclaves Ubi et Orbi : huit cent quatre vingt treize ! Mettius Pompusianus pour la première fois de sa vie s’intéressa vivement à un seul simple esclave. Il lui adressa même la parole se montrant amicale à la plus grande stupéfaction de tous. C’était trop beau ! Non seulement le sosie parlait un excellent latin mais en plus, il semblait plutôt dégourdi. Pour le sénateur, tous les morceaux du puzzle jusqu’ici insoluble s’assemblaient par miracle : il avait son cheval de Troie et tout le reste ne serait que des détails à régler. C’était un esclave, il fallait en faire un patricien. La voix n’était pas tout à fait la même mais avec du travail… Quelques kilos à prendre ? Son coquus((Cuisinier.)) personnel se chargerait de la besogne ! Accepterait-il ? Question stupide ! Un esclave a-t-il le choix ? Un refus et sa vie misérable pourrait s’achever illico. Un accord et il avait la possibilité d’accéder à un monde infiniment plus confortable. Avec un peu de temps et beaucoup de travail, il pourrait donner le change au plus grand nombre.

Il restait à l’ambitieux comploteur à prendre contact avec des alliés sûrs dans la garde prétorienne et au Sénat, plus que ses propres amis, Pompusianus misait avant tout sur certains arrivistes déçus et autres courtisans en disgrâce quant aux autres, indispensables à la réussite de son plan, il n’est nul homme qui n’ait son prix : la corruption est un sport romain par excellence…

Le plus embêtant, c’est que tout le monde savait que le vrai Frontinius se trouvait en Gaule à la tête d’une légion et non à Rome dans le palais impérial.

Qu’importe ! La substitution s’opèrerait loin de l’Urbs, ce ne serait pas une mauvaise chose : si l’opération devait échouer, il serait plus compliqué de remonter jusqu’à lui. Si elle réussissait, il suffisait d’être patient et d’attendre le retour à Rome du Pseudo-Frontinius afin de procéder à la phase cruciale de son plan : l’assassinat de l’empereur…

Chapitre XI : Perplexité et embarras

Il est des moments dans une existence où l’on souhaiterait être ailleurs, n’importe où, mais ailleurs. Et surtout ne rien savoir, n’avoir rien vu n’avoir rien entendu : un papillon au dessus d’un champ de coquelicots ou un ours en hibernation à l’autre bout du monde…
Voilà l’état d’esprit de Lucius Gellius Cuniculus devant le cadavre déjà froid de son légat qu’il a quitté en pleine santé il y a moins d’une heure au praetorium ! Impossible… Gellius n’arrêtait pas de répéter ce mot. Par quelle fascinatio((Sortilège.)) un homme pouvait-il être à la fois vivant à quelques lieux de là et mort ici, sous ses yeux ?

« Légionnaires ! Vous n’avez rien vu ! Vous ne direz rien ! Je m’occuperai personnellement de celui qui aura la langue trop pendue…Ou plutôt non ! Je le confierai à notre quaestionarius, il adore les langues trop pendues ! Tant que je n’aurai pas tiré cette affaire au clair, il n’y a qu’un seul cadavre, celui d’un vieil homme qui s’appelle Hermogène d’Halicarnasse, c’est bien compris !!! »

Habituellement, les statores ne craignaient pas le débonnaire et souriant Gellius : l’homme avait un caractère affable, préférait rire même pour un rien et ne donnait des ordres que quand cela était nécessaire. C’est pour cela que son ton dur et autoritaire impressionna, un ordre est un ordre, ils ne diraient rien.

Le soir même, tout le camp était au courant : Le médecin personnel du légat avait été assassiné. Après sa femme, cela faisait beaucoup ! Si une légion était habituée à des pertes humaines inévitables lors de combats, deux meurtres en aussi peu de temps faisaient presque plus d’effet qu’un massacre d’une cohorte par des germains assoiffés de sang. Les rumeurs d’une nouvelle victime arrivèrent rapidement jusqu’au valetudinarium où Rufus se reposait après sa confrontation douloureuse avec le quaestionnarius Iustior. Physiquement, le jeune homme se remettait particulièrement vite de sa dure épreuve mais il n’avait moralement pas digéré ni le supplice ni l’affront porté à son honneur de patricien : quelquefois les cicatrices de la chair guérissent plus vite que celles de l’âme. Calpurnia n’était certes pas oubliée mais Rufus est d’un âge où les jeunes mâles se soucient davantage de leur image et de leur position sociale et il convenait avant tout de restaurer sa dignitas. Pour cela, il fallait guérir, sortir du valetudinarium et trouver le coupable. Dans cette optique, Jactor lui serait un allié précieux : il connaissait le camp comme sa poche, avait lié des relations amicales avec un nombre considérable de militaires dont l’optio des statores ce qui constituait une source d’informations des plus précieuses. Sa collaboration semblait acquise au jeune homme, après tout, il avait été confié à lui par son propre père et par là même, l’honneur des Aurelii était aussi l’affaire du plus méchant de tous les hommes.

L’honneur est finalement une question de point de vue : pour les uns, l’honneur c’est la famille, pour d’autres, l’honneur c’est la légion, pour d’autres encore, l’honneur consistait à toujours accomplir son devoir de façon la plus parfaite possible dut-on pour cela torturer jusqu’aux pires extrémités. Iustior était avant tout un excellent professionnel qui accomplissait sa tâche sans états d’âme et une fois sa besogne accomplie, le « patient » redevenait un individu comme les autres. C’est pour cette raison qu’il se retrouva au valetudinarium quémandant des nouvelles de sa victime auprès d’un Pollex qui, pour l’occasion, ne savait s’il fallait en rire ou en pleurer :

« Sache, noble capsarius, que mes tortures
Provoquent des douleurs qui jamais ne durent,
Car ma soif de vérité toujours triomphe
Que j’utilise pour cela l’eau ou le feu.
Une fois l’épreuve passée, je veux toujours
Savoir ce qu’il advient de mon patient du jour.
Dis moi donc dans quel état se trouve le bel homme
Qui eut à souffrir de la justice de Rome ?

– Le « bel » infortuné se porte à merveille
Et loue sans cesse votre adresse dès qu’il veille.
Car, voyez vous…C’est fou, quand il dort, il gémit.
Epuisé par l’épreuve, il dort toute la nuit
Ainsi qu’une bonne partie de la journée.
Ce qui lui laisse peu de temps pour vous chanter
Tout le bien qu’il pense de votre science
Qui avait juste mis à mal sa patience ! »

Le quaestionarius, peu habitué à ce qu’on lui réponde avec son propre phrasé et sur un ton plutôt sarcastique n’insista pas. Le grand incompris souffrait qu’on ne lui reconnaisse pas un certaine sensibilité qui pouvait aller jusqu’à se soucier de la santé et du bien être de ses ex « patients ». Il repartit donc la tête basse et le moral en berne sous un œil goguenard qui surplombait un sourire encore plus satisfait que moqueur :

« Bon débarras ! Ici, on soigne ! » Marmonna un Pollex satisfait du départ de l’importun.

La visite quotidienne de Jactor fut bien plus appréciée : la dureté apparente du personnage n’était qu’un habit protecteur qui revêtait une âme sensible à défaut d’être délicate. Avec le temps, l’animal finissait par se laisser approcher et faisait montre parfois d’une certaine tendresse à la fois bourrue et maladroite. Ainsi, le monstre qui avait condamné Rufus aux « travaux forcés » parce qu’il lui trouvait la paume des mains trop tendre, venait voir tous les jours son protégé. Il ne savait trop comment lui parler : ce n’était pas son fils ni son neveu, il était trop jeune pour être un compagnon d’armes, ce n’était pas non plus un collègue arpenteur mais son disciple, fils d’un de ses plus vieux amis. Seulement voilà, les circonstances ne se prêtaient pas trop à parler travail quant aux souvenirs des turpitudes de jeunesse de Rufus l’Ancien et de Jactor…Mieux valait se taire, c’était plus prudent !

Ils échangeaient donc quelques banalités, chacun espérant que Pollex, rarement occupé ces temps-ci, finirait par se mêler à leur semblant de conversation, histoire d’amener un peu de fantaisie qui meublerait utilement les silences bien plus présents que les mots.
Une préoccupation toutefois revenait systématiquement sur le tapis : qui était l’assassin ? Où en était l’enquête ? Pour l’instant le flou le plus total régnait et la nouvelle de la découverte du corps d’Hermogène d’Halicarnasse rendait plus opaque encore cette nébuleuse affaire.

Gellius, de retour au statio expulsa tous les statores présents pour rester en tête à tête avec Bellijocus Maximus à qui il raconta par le détail sa spectaculaire découverte :

« Vois-tu mon bon Bellijocus, tu es la seule personne en qui je peux avoir confiance : versari in lubrico((être sur un terrain glissant.)) et jusqu’au cou en plus ! Je n’y comprends plus rien ! Qui est Frontinius ? Le cadavre ou celui qui est encore en vie ? Et si c’est le cadavre ? Comment faire avec l’imposteur ? Comment le démasquer ? Si on commence à comprendre pourquoi Calpurnia a été assassinée, on ne sait toujours pas par qui et finalement la situation est quasi insoluble !

– Ecoute voir tribun… Dans ces cas là, le mieux c’est de gagner du temps et de faire le stultus((Sot, imbécile.)) : ne dis pas à Frontinius –si c’est lui- que tu as découvert « son cadavre » parle seulement d’Hermogène. Pour ma part je vais essayer de me renseigner auprès des esclaves sur tout événement insolite qui se serait déroulé récemment au praetorium et qui pourrait nous donner une piste. De toute façon, si le vrai Frontinius est mort, il ne faut surtout pas annoncer à son imposteur ce que tu as découvert sinon tes jours seraient en danger : n’oublie pas qu’aux yeux de plus de cinq mille légionnaires, le légat est à son poste et il est tout puissant… »

Jamais l’avis de simples esclaves ne prit autant d’importance que dans cette enquête. Bellijocus se chargea lui-même de les interroger : il fallait agir avec tact c’est-à-dire obtenir un maximum de renseignements sans laisser supposer quoi que se soit d’iconoclaste. Au final, la plupart des serviteurs n’avaient pas remarqué de changements notables chez Frontinius si ce n’est sa voix plus enrouée mais le légat avait pris froid il y a peu. Tous s’accordaient cependant pour dire que la disparition d’Ajax qu’ils considéraient tous comme l’âme damnée de Frontinius était étrange et qu’elle avait certainement un rapport direct avec ces deux meurtres.

La nuit commençait à tomber sur le camp et la rue principale du vicus s’animait d’autant : de nombreux légionnaires ayant terminé leur service rejoignaient qui leur concubine et leurs rejetons, qui les tavernes animées où le vin coulait à flot et ou les ossiluci((Ossilucus au sing. Osselets.)) voltigeaient entre des doigts experts. Fortunata l’incontournable matrone (à tous les sens du terme disaient les mauvaises langues) s’était accordé un de ses très rares instants de répit dans sa longue journée de tenancière de thermopolium. Elle prenait l’air à l’entrée de son commerce permettant à ses oreilles de se reposer un peu du brouhaha infernal qui sévissait à l’intérieur. Fortunata ne perdait jamais le Nord : c’était aussi une occasion de mettre le nez dehors pour voir ce qu’il se passait dans la rue et pour, sait-on jamais, repérer un éventuel client qu’elle n’hésiterait pas grâce à un bagou impressionnant à « inviter » chez elle.

« Tiens ? Mais c’est ce cher Titus ! Cela faisait un bail qu’on ne t’avait pas vu dans le coin, on te croyait parti pour Rome ! Déjà de retour ? Allons viens faire un petit tour chez la brave Fortunata, tu me raconteras les derniers potins romains, ça me changera de ce trou à rats gaulois… »

La voix de Fortunata portait loin et était reconnaissable entre toutes : haut perchée et gouailleuse à l’excès, même les légionnaires qui n’avaient jamais fréquenté son thermopolium arrivaient sans mal à l’identifier. A quelques pas de là, entendant la matrone prononcer le nom de Titus, un homme qui cherchait à se faire passer pour une ombre sursauta :

« Quoi ? Il est déjà de retour ? Voilà qui est embarrassant… Il va falloir agir au plus vite et mettre le piège en place » songea l’individu.

Chapitre XII : ACTA EST FABULA…

« Il est de retour ! Enfin, ce n’est pas trop tôt ! Je commençais à en avoir assez de cette situation ridicule…Gardes ! Qu’on aille me chercher le tribun Gellius sur le champ ! »

Le tablinum du légat était péniblement éclairé par de trop rares candelabrii allumés depuis peu, la nuit n’allait pas tarder à supplanter définitivement les dernières lueurs du jour. Il régnait depuis quelques minutes une atmosphère électrique au sein du praetorium. Depuis plusieurs jours, une ambiance amorphe avait succédé comme par contre coup aux journées d’affolement qui avaient suivi le meurtre de Calpurnia. Il avait fallu qu’Ajax réapparaisse comme par enchantement pour que tout s’accélère…

Quelques minutes plus tard, le tribun des statores se présenta, l’air vaguement inquiet devant Frontinius :

« Gellius ! Dis moi mon ami…Tu m’as informé de la mort d’Hermogène mais es-tu sûr de tout m’avoir dit à ce sujet ? »

Il est des moments dans l’existence où il faut réfléchir vite : vite et juste. Le fait même que Frontinius –si c’est bien lui- pose ce genre de question signifie qu’il sait tout ou qu’en tous cas il subodore que la version officielle est inexacte. Mieux vaut ne pas finasser mon brave Gellius, déballe tout, si Frontinius est Frontinius il n’apprécierait pas qu’on se moque de lui ; si un imposteur a pris sa place…De toute façon, sans preuve, le pauvre petit tribun est à la merci du légat « officiel » de la légion VIII :

« Pour tout te dire, légat, il y avait bien un autre corps qui gisait non loin de celui d’Hermogène mais si je te disais de qui il s’agit, tu ne me croirais jamais…
– Moi ? Peut être ?
– Eff…En effet ! Mais comment le sais-tu ? »

C’est à cet instant précis, qu’Ajax, jusqu’à présent tapis dans le recoin le plus sombre de la pièce, décida d’intervenir dans la conversation :

« Le légat sait tout car je lui ai tout dit ! Je comprends ta stupéfaction Gellius… Je suis sensé avoir disparu depuis le meurtre de Calpurnia et me revoilà, tout d’un coup… Cela mérite quelques explications si notre légat me le permet ? »

Frontinius opina de la tête, la situation pouvait en effet paraître plutôt confuse pour le commun des mortels :

« Tout ceci est une longue histoire…tout d’abord, sache noble tribun que je ne suis pas un vrai esclave et qu’Ajax n’est pas mon véritable nom. Je me nomme Aegidius Aurifex et je suis un speculator((Espion, agent secret, éclaireur, courrier, garde du corps suivant les cas de figure…)) de l’empereur chargé directement par lui de la surveillance et de la protection de ses proches, Frontinius en l’occurrence. Le meurtre de Calpurnia a tout déclanché : J’étais au courant de la liaison entre elle et le jeune Rufus, j’en avais même informé le légat mais j’ai été aussi stupéfait que tout le monde quand j’ai appris son assassinat. Comme je ne croyais pas, malgré les apparences que Rufus soit le coupable, j’ai pris la décision après avoir informé Frontinius de ma véritable identité de disparaître un temps afin de pouvoir mener seul mon enquête dans l’ombre. »

Gellius suspendu à ses lèvres, cherchait la lumière qui, enfin l’éloignerait du brouillard opaque dans lequel il stationnait désespérément depuis le début de l’enquête. Il se doutait bien que la disparition d’Ajax avait une relation directe avec le crime mais il était loin de se douter de sa véritable identité.

« Une surveillance discrète et assidue de l’entourage du légat m’a permis de découvrir le pot aux roses : un complot se tramait pour remplacer Frontinius par un sosie quasi-parfait, mais avant de procéder à la substitution, il fallait que les comploteurs éliminent les personnes les plus proches du légat, celles qui auraient été susceptibles de découvrir la supercherie, c’est-à-dire sa femme et son médecin personnel. Malheureusement pour Hermogène, le protéger, c’était éventer la conspiration avant d’avoir identifié les protagonistes. C’est pour cette raison qu’en accord avec Frontinius, nous avons laissé le champ libre pour son élimination. Ensuite tout s’est accéléré : le pseudo légat a été trucidé par mes soins alors qu’il cherchait à s’introduire de nuit dans le praetorium afin d’assassiner Frontinius. Par la suite, j’ai convaincu l’original de se faire passer pour sa doublure ce qui me laissait davantage de temps pour essayer de découvrir le chef de ce sinistre complot. Les gredins se sont débarrassés du corps du sosie pensant qu’il s’agissait du vrai légat mais ils ne se sont pas montrés très prudents puisque tu as découvert les deux corps non loin d’ici ce qui a dû te laisser pour le moins perplexe… N’est-ce pas ?
c’est le moins qu’on puisse dire ! Imaginez un peu… Je quitte mon légat installé bien au chaud dans son praetorium pour le retrouver une heure plus tard raide comme la justice dans un coin improbable à quelques milles du camp… un doute m’assaille et je le retrouve bien vivant de retour au camp !!! Les Dieux sont parfois farceurs mais là !!!
Je comprends ton désappointement –répliqua Frontinius- mais il était encore trop tôt pour te mettre dans la confidence. Depuis nous avons repéré grâce à mon « usurpation d’identité » tous les conspirateurs et nous n’attendions plus que le retour de leur chef de Rome pour passer à l’action.
Justement ! Je viens de le voir il y a moins d’une heure dans le vicus en train de parler avec Fortunata –rétorqua Aegidius- Il s’agit d’un certain Titus et nous avons besoin de tes hommes, Gellius, pour l’arrêter lui ainsi que ses sbires. »

Aegidius Aurifex, alias Ajax, un « esclave » très discret devenu un disparu « omniprésent » sortait de l’ombre, désormais, il agissait au grand jour au nom de l’empereur Vespasianus et tous, même le légat, se devaient de collaborer avec lui : point n’est besoin de cuirasse rutilante ou de plumet chatoyant sur le cimier d’un casque pour être important, l’habit ne fait pas l’agent de l’empereur !
Le coup de filet fut promptement mené. Tandis que Gellius et trois statores accompagnés par Aegidius Aurifex procédaient à l’arrestation de Titus, Bellijocus Maximus et quelques uns de ses hommes faisaient main basse sur le reste de la bande. Désormais, c’était au quaestionnarius Iustior de faire éclater toute la vérité. Il prit en charge l’infortuné Titus et rapidement, il trouva les bons arguments pour le faire avouer :

Oui, il s’agissait bien d’un complot qui visait l’empereur, pour cela un sosie de Frontinius devait prendre sa place afin qu’à son retour de Rome il puisse approcher Vespasianus en toute tranquillité. Après il ne savait pas trop comment l’élimination aurait lieu, du poison probablement…C’était le sénateur Mettius Pompusianus qui était à l’origine du complot mais il ne connaissait pas tous ses complices. Rufus était un ancien auxiliaris((Auxiliaire dans l’armée romaine. Ce n’est pas un légionnaire, les conditions de recrutement, la durée d’engagement et la solde ne sont pas les mêmes.)) qui, son temps achevé dans l’armée, s’était fait recruter comme homme de main par Pompusianus. C’est lui, Titus qui avait recruté ses sbires pour mener à bien cette opération. Oui, c’était bien lui qui avait éliminé Calpurnia, il avait profité de la liaison extra conjugale de la femme du légat pour agir, les soupçons se porteraient naturellement sur l’amant… Il fallait aussi éliminer Hermogène d’Halicarnasse, le médecin personnel de Frontinius, le seul avec Calpurnia qui connaissait suffisamment le corps du légat pour se rendre compte de la substitution. Il avait bien dit à ses hommes d’être plus prudents et de cacher le corps tout comme il faudrait cacher celui de Frontinius après son assassinat mais ces fainéants ont cru que de se débarrasser des corps loin du camp sans même les enterrer suffirait…
Il ne savait pas trop quand, une fois la substitution procédée, le pseudo Frontinius regagnerait Rome pour commettre son forfait mais Pompusianus avait certainement prévu le coup…Voilà ! Titus avait tout déballé et espérait ainsi que ses aveux complets lui vaudraient une mort rapide !

Plutôt loquace ce Titus, je l’ai à peine touché qu’il déballe toute l’affaire sans se faire prier… Dommage marmonna Iustior. Bof ! Je me ferai la main sur ses complices, j’ai déjà repéré quelques brutes épaisses qui seront des clients intéressants…

Epilogue

Quatre mois après son arrivée au camp de la légion VIII Augusta, Publius Aurelius Rufus le jeune, sa formation achevée, était désormais prêt à retourner à Rome, sa chère Rome, le seul endroit du monde où il se passait des choses dignes d’intérêt, le reste de l’Empire n’existant que pour sa plus grande gloire. Son exil forcé l’avait amené à reconsidérer ce point de vue qui était bien souvent celui des jeunes aristocrates romains qui croyaient tout connaître et tout savoir sur ce que devait être leur monde compris entre le Capitole, le forum, le Cirque Maxime et le quartier de Subure. Bien sûr, certains d’entre eux voyageaient, les jeunes patriciens, partaient souvent étudier la philosophie à Athènes ou presque toujours faisaient leur service militaire comme tribunus laticlavius((Tribun laticlave, officier de rang patricien. Le laticlave est une bande verticale sur la tunique qui indique l’appartenance à un ordre.)), courte étape mais indispensable de leur cursus honorum, ils avaient donc l’occasion de voir du pays… Aucun d’entre eux, cependant, n’avait pu vivre autant d’aventures extraordinaires en aussi peu de temps. Exilé dans un camp de légionnaires perdu au fin fond de la Gaule, Rufus avait aimé, avait été accusé de meurtre puis torturé, s’était retrouvé bien malgré lui au cœur d’un complot destiné à assassiner l’empereur, il avait l’impression d’avoir plus vécu de choses en quelques mois que pendant les vingt premières années de sa vie.

Il laisserait en Gaule des amis bien différents de ceux qu’il fréquentait à Rome, le sens qu’il donnait désormais au mot amitié avait évolué : il ne suffit pas de se ressembler pour que vive une amitié profonde et réelle.
Il en aurait des choses à raconter à ses sœurs, à sa mère –dont il cacherait soigneusement les épisodes les plus pénibles- et même à son père, l’ami de Jactor, le plus méchant de tous les hommes. Quant à ses amis romains, le croirait-il seulement ? Tout cela paraissait tellement énorme…

Ce matin là, Publius Aurelius Rufus le jeune venait de faire ses adieux à ses amis de la VIIIème Augusta : Pollex qui l’avait si bien soigné par deux fois, Jactor qui lui avait tant appris, Cadurcus qui tint à tout prix à lui faire cadeau d’une paire de dés en bois, un cadeau d’importance pour l’affranchi et joueur invétéré. Il évita soigneusement le praetorium et son légat qu’il avait quand même cocufié…son baluchon sur l’épaule, il franchit la porta praetoria((Porte sud du camp de la légion VIII à Mirebeau sur Bèze.)) saluant au passage les gardes en faction. A quelques pas de là, un regard insistant se posa sur le jeune homme. Le quaestionairus Iustior, prenait l’air, il venait juste d’en finir avec une demi douzaine de ses clients :

« Tiens ? Le jeune Aurelius Rufus sur le départ !
Quel sympathique jeune homme que le hasard
A confié entre mes mains, malheureusement
Il m’en a gardé quelques griefs surement…
Ah ! Monde cruel et injuste qui fait que
Tous ces jeunes gens que je fréquente risquent
De n’avoir pour moi aucune sympathie réelle
Tout cela rend ma pauvre vie bien cruelle ! »

On aurait cru deviner comme un soupçon de larme au coin de l’œil du plus terrible des bourreaux de l’empereur.

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

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