La basse-cour romaine (cohors)
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Alimentation
Les romains, comme la plupart des autres peuples paysans, pratiquaient l’élevage des volailles. Celles-ci sont placées dans la basse-cour, ce qui se dit en latin cohors. Ce mot prend son sens de ce qui jouxte (co-) le jardin (hortus), c’est-à-dire la cour de ferme. Mais il est à noter que ce mot désigne également la troupe ou la cohorte, c’est-à-dire une partie d’une légion. On ne sait pas pourquoi ce mot partage ces deux sens, peut-être parce que cohors désigne par métonymie les volailles de la basse-cour, et donc désigne un grand groupe d’individus (Pline parle de cohors canum pour une meute de chiens). Il y a peut-être également un jeu de mot sur la crête ou huppe des oiseaux de basse-cour avec le casque des soldats, les deux se disant galea, les soldats seraient alors assimilés à des oiseaux de basse-cour.
Peu d’auteurs nous parlent de l’élevage des oiseaux de basse-cour, mais quand ils le font ceux-ci ont tendance à être diserts sur le sujet. Nos principales sources écrites sur ce sujet sont Caton l’Ancien, Varron, Columelle, Pline l’Ancien et dans une moindre mesure Palladius. Ceux-ci nous renseignent sur les espèces domestiquées, sur les soins qu’on leur apporte et l’utilisation qu’on en fait. En terme de lexique il est bon de signaler que les auteurs, quelles que soient les espèces de gallinacés (poule, pintade, paon,…), parlent toujours de gallina pour les femelles ce qui a donné geline, de gallus (coq) pour les mâles et de pullum pour les poussins (à noter que le mot désigne le petit de n’importe quel animal : le poulain vient de pullamen mot de latin populaire pour pullum, notre mot pour poussin venant de pullicineum, un petit pullum).
Les différentes espèces de la basse-cour romaine
La poule (gallus)
La poule dite gauloise (Gallus gallus), contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas une espèce gauloise, pas plus qu’européenne. Les traces les plus anciennes montrent qu’elle est originaire du sud de l’Asie. Il semble que ce soit la civilisation de l’Indus qui ait commencé sa domestication. Au cours du IIIe millénaire avant JC, elle commence à s’exporter dans tous les grands foyers de l’agriculture antique : Chine, Croissant fertile, Égypte, Grèce, etc… à tel point qu’au VIe siècle avant JC cette espèce est déjà présente dans toute l’Europe. Ainsi lorsque les premiers auteurs nous en parlent, l’espèce est à ce point répandue qu’ils la pensent comme autochtone.
Ce sont les animaux les plus communs de la basse-cour. Columelle nous dit qu’une exploitation peut compter 200 individus dont une seule personne peut s’occuper, en particulier une femme ou un enfant, et pour peu qu’ils aient toute leur intelligence nous précise Palladius. Ce nombre est fixé en fonction de la rentabilité et de la capacité pour une personne à s’en occuper. De nombreuses variétés existent déjà à cette époque, en particulier la poule gauloise qui est apparemment la plus proche de l’espèce sauvage et qui se caractérise par des oreillons blancs, une ossature légère et une crête régulière. Parmi les variétés, Palladius et Columelle recommandent de prendre des poules noires ou rousses, mais d’éviter les blanches car ces dernières produisent moins d’œufs et sont, de par leur couleur, plus susceptibles d’être la cible de prédateurs. Ils demandent également de prendre des coqs, de préférence des variétés ardentes au coït (sic) et pugnaces, afin de défendre les poules des éventuelles agressions : il faut cinq poules par coq selon les Anciens.
Les Romains utilisent la poule essentiellement pour les œufs et pour sa chair. Ils connaissent des méthodes qui rappellent l’élevage en batterie où on limite au maximum les mouvements de la poule afin de la faire engraisser dans son casier dans le poulailler. Ils connaissent également la méthode du chaponnage qui consiste à castrer le jeune coq afin qu’il engraisse et qu’on appelle capus ou capo, c’est-à-dire le chapon. Pline l’Ancien écrit que la production du chapon remonte à Rome en l’an 162 av. J.-C., lorsque le sénateur Caius Fannius Strabo fit voter une loi somptuaire qui limitait la consommation de viande de poule. Pline écrit ((L’Histoire Naturelle livre X, paragraphe LXXI)) que la Lex Fannia limitait chaque banquet à une poule, qui ne devrait pas avoir été engraissée à cet effet. En tant que parade, on aurait imaginé de nourrir de jeunes coqs avec des produits laitiers. L’objectif était d’économiser le grain réservé à l’alimentation de la plèbe et de revenir à l’idéal de frugalité préconisée par Caton le Censeur, les nouveaux Romains étant contaminés par le luxe des Grecs qui avaient inventé l’engraissement des poulardes. Les éleveurs découvrirent que les coqs castrés prenaient rapidement du poids, économisant le grain, et permettaient de contourner la loi.
Grâce à Pétrone nous savons que le cri du coq en latin était « Cocococo ! ». Par ailleurs le coq a très tôt été assimilé au Gaulois, les deux se disant gallus. Suétone le mentionne clairement dans la Vie des Douze Césars, mais Sénèque près de soixante-dix ans avant lui avait déjà fait ce rapprochement dans son Apocoloquintose pour se moquer de l’empereur Claude qui était bègue et né en Gaule à Lugdunum, ses bégaiements s’assimilant au caquetage de l’animal.
La pintade (gallina Africana)
La pintade, que les Romains nomment gallina Africana, soit la poule d’Afrique, n’est pas une espèce indigène de l’Europe. Comme leur nom l’indique, les quatre espèces connues viennent d’Afrique, dont la plus connue avec sa robe noire à points blancs et ses oreilles bleues la pintade de Numidie (c’est-à-dire l’Algérie). Sa crête osseuse lui vaut le nom vernaculaire de pintade casquée. Elles sont aujourd’hui rares à l’état sauvage en raison d’une chasse excessive à travers les siècles. Ces oiseaux ont été importés en Europe par les Grecs et les Romains, qui l’offrent en sacrifice à leurs dieux. Cet oiseau garde de ses ancêtres l’instinct de se percher, elle est également agressive.
Cette volaille « peinte », d’où son nom, est élevée pour sa chair. Mais il reste bon de noter qu’elle reste rare et coûteuse, on ne la trouvait pas dans toutes les fermes, ce qui expliquerait qu’elle ait disparu des basses-cours médiévales. Ainsi la France, qui est le premier pays producteur de pintades dans le monde aujourd’hui, ne semble pas tenir ses individus des élevages gallo-romains mais d’une réintroduction au XVIe siècle, lorsque les Portugais en commencèrent l’élevage sur les côtes africaines et dans les îles du Cap-Vert.
Le paon (pauo)
Cet oiseau, célèbre en particulier pour les pennes du mâle lorsqu’il fait la roue et pour son cri emblématique « léon ! » qu’on peut entendre à plus d’un kilomètre, est originaire du sud de l’Inde mais sa beauté lui a valu d’être introduit très largement dans le monde. La légende veut que ce soit Alexandre le Grand qui l’ait introduit en Macédoine et donc en Europe au IVe siècle avant JC, mais il était déjà présent à la cour de Darius au VIe siècle et à celle d’Assourbanipal au VIIe siècle en Mésopotamie et en Assyrie. Une expédition navale du roi Salomon aurait également rapporté des paons sur les rives de la Méditerranée au Xe siècle avant JC, mais les faits historiques concernant le règne de ce roi sont contestés : l’écriture du livre des Rois dans la Bible est d’origine plus récente (VIe siècle avant JC), la mention des paons a donc pu être extrapolée par l’auteur du texte (on sait par exemple que la mention des chameaux dans ce même livre est anachronique).
Quoi qu’il en soit, le paon est présent de longue date dans le bassin méditerranéen et les Grecs l’ont très vite associé à Héra, de même que les Romains à Junon. Le paon tirerait son nom pauo, de l’épithète du géant Argos Panoptès, c’est-à-dire Argos qui voit tout (on dit qu’il avait cent yeux). A la demande d’Héra, ce géant surveillait Io dont Zeus était tombé amoureux. Alors Zeus demanda à Hermès de tuer Argos, de telle sorte que le roi des dieux puisse vivre librement sa passion avec la belle mortelle. Pour récompense de sa fidélité, Héra transféra les yeux d’Argos sur le plumage de son oiseau favori.
Grecs et Romains, comme d’autres peuples avant et après eux, utiliseront le paon come animal d’agrément en raison de sa beauté, mais le prendront également pour mets à leur table. C’est d’ailleurs une viande coûteuse et recherchée qui a été sur nos tables jusqu’au XVIIIe siècle. Si cet usage s’est perdu, il demeure pour nous un animal d’agrément bien connu.
L’oie cendrée (anser)
L’oie est domestiquée depuis au moins le troisième millénaire avant JC. Cette espèce est commune de l’Ancien monde. Les Romains la nomment anser, mais notre mot pour l’oie dérive de auca qui est une contraction du latin populaire auica pour oiseau (auis en latin classique). Elle est cousine de l’oie sauvage mais a pour particularité contrairement à celle-ci de présenter un dimorphisme sexuel : l’oie sauvage n’a qu’un seul plumage qu’elle soit mâle ou femelle, et qui est le même que celui du jars alors que l’oie domestique est blanche. Dès l’Antiquité il semble que les oies aient été sélectionnées pour présenter ce plumage particulier. L’oie est connue pour être une bonne marcheuse, ainsi Pline l’Ancien rapporte qu’on les amenait à pied jusqu’à Rome depuis le pays des Morins, c’est-à-dire le Boulonnais.
Elles étaient élevées pour leur chair, leur graisse et leur foie en particulier. Le foie gras est d’ailleurs déjà connu, on a des fresques égyptiennes de tombes vieilles de 2500 ans avant JC, où le gavage des oies est représenté. Les Égyptiens gavaient plusieurs espèces d’oiseaux palmipèdes à l’aide de granules de grains rôtis et humidifiés. La pratique s’est poursuivie dans la Grèce antique et sous l’Empire romain. Athénée et plusieurs auteurs du théâtre grec rapportent dans leurs écrits la pratique grecque de l’engraissement des palmipèdes avec du froment écrasé dans l’eau. Pline l’Ancien évoque le gavage d’oies chez les Romains à l’aide de boulettes de figues séchées et broyées, mouillées pendant 20 jours pour les attendrir. Au IVe siècle, le De re coquinaria d’Apicius donne sa première recette. Le foie produit s’appelait en latin iecur ficatum, que l’on traduit littéralement par « foie aux figues ». Les anciens ne conservèrent que le terme ficatum qui, en passant par la forme romane figido, donnera notre mot pour « foie ». Cette racine se retrouve dans les langues romanes, comme le français, l’italien, le portugais, l’espagnol et le roumain.
La tradition du foie gras s’est perpétuée après la chute de l’Empire romain en Europe centrale, dans les communautés juives. Les Juifs utilisaient fréquemment la graisse d’oie pour la cuisson, car le beurre avec la viande et le saindoux leur étaient interdits. Les israélites répandirent l’élevage des oies, de l’Alsace jusqu’à l’Oural, et apprirent à en maîtriser le gavage. L’origine du foie gras est très ancienne : il est toutefois défini dans la loi française comme faisant partie du patrimoine culturel et gastronomique du pays.
Sinon le duvet des oies est utilisé de longue date pour la literie et les pennae, c’est-à-dire les plumes, servent en particulier pour les flèches d’où le terme d’empennage, par contre leur utilisation pour l’écriture semble remonter au Moyen-Âge (Isidore de Séville au VIe siècle est le premier à se servir du mot penna pour désigner la plume pour écrire).
L’oie est symboliquement rattachée à Minerve et Junon, protectrices de la Cité. D’où la présence des oies sacrées sur le Capitole. Une légende bien connue sur ce sujet a été rapportée par Tite-Live : alors que les Gaulois de Brennus assiègent le castrum romain, c’est-à-dire le Capitole, ils tentent d’entrer subrepticement de nuit dans le fort. C’est alors que les oies sacrées se mettent à criailler : sonnant l’alarme, les Romains prennent leurs armes et repoussent l’assaut. Cette histoire est peut-être fictive, on a même rapporté que le Capitole avait été pris par les Gaulois et que c’est en sortant de ce lieu, pour attaquer le campement d’une armée romaine venue au secours depuis le sud, que les oies se seraient mises à criailler : elles prennent alors une symbolique de résistance dans l’adversité. Mais les oies sont cependant réputées pour avoir l’ouïe très fine et pour protéger leur nid et leurs oisons avec âpreté : ceci explique peut-être cela. Les oies ont aussi été dépeintes tirant le chariot de Vénus, même si les cygnes sont plus couramment représentés dans cette configuration.
Le faisan (phasianus)
Le Faisan de Colchide est un oiseau originaire de la province éponyme, c’est-à-dire de la côte géorgienne. C’est d’ailleurs de la rivière Phase, qui coule en Colchide, que le faisan tire son nom latin : Phasidis volucris ou Phasiana avis, l’oiseau du Phase.
Les Romains l’ont répandu à travers l’Empire, on l’élevait puis on le relâchait ce qui permettait de le chasser, sa chair étant appréciée. Le faisan peut s’hybrider avec des poules domestiques car ces deux espèces sont proches génétiquement, mais leurs petits sont stériles. En captivité les faisans ont tendance à s’attaquer à leurs propres œufs, c’est pourquoi Columelle recommande de prendre les œufs dès qu’ils sont pondus et de les faire couver par des poules afin d’améliorer le rendement. Ils ont également été utilisés comme oiseau d’agrément par l’élite cultivée, en raison de la beauté de l’animal.
Le canard (anas)
Les différentes variétés de canards semblent toutes venir du canard colvert, et restent interfécondes avec lui (hormis le canard de Barbarie). De ce que l’on en sait, les Romains n’en faisaient pas l’élevage proprement dit, ils se contentaient de l’apprivoiser. Ainsi les anites qu’ils consomment sont essentiellement issus de la chasse lors des migrations de ce volatile.
On ne sait pas vraiment pourquoi ils n’en faisaient pas l’élevage. Il semble que cela leur déplaisait d’entraver la liberté de cet oiseau, cependant rien n’explique ces réticences dans la mesure où elles n’interviennent pas dans le cas des autres espèces. Ou alors est-ce que les canards sont des animaux qui volent tandis que les autres volailles ne volent que modérément ou très peu, il serait alors beaucoup plus difficile d’élever des canards en captivité que d’autres espèces. A ce moment l’explication de ces réticences découlerait plutôt d’une question technique.
Toutefois on sait que les canards sont des animaux assez ardents sexuellement et qu’il n’est pas recommandé de les mettre avec des poules : l’agitation des premiers stresse les poules et gêne ainsi la production d’œufs. Peut-être est-ce de ce côté qu’il faille voir l’explication mais les auteurs anciens ne nous mentionnent pas ce fait.
Il est étonnant de voir que Pline l’Ancien ne mentionne pas de canard dans son Histoire Naturelle. Au plus il ne mentionne que deux sortes de petites oies (anser) qui semblent correspondre à la description du tadorne de Belon et au canard souchet. Notre mot pour canard vient par le latin populaire de caccabare, qui donne notre verbe « cacaber », chanter comme la perdrix.