Le Choc des civilisations, la bataille de Cannes, 216 av. J.C.
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Armée romaine
La fin de la grande guerre de Sicile
Au tournant du troisième siècle avant notre ère, le destin du monde occidental n’est pas encore figé. Deux villes, aux caractères très différents se font face pour le contrôle du bassin méditerranéen. La puissance montante, Rome, et l’empire séculaire de Carthage la punique. Ces noms raisonnent comme le son des trompettes appelant au tumulte des armes. Ils nous rappellent la clameur des batailles mythiques, là où se jouent la vie et la mort des civilisations. Car il ne peut y avoir Rome et Carthage. Ce sera Rome ou Carthage.
Après le premier choc terrible (264-241 av JC) de la grande guerre de Sicile, Carthage avait dû s’incliner face à l’impétuosité des légions. La Sicile, la Sardaigne et la Corse, autrefois joyaux de leur empire maritime étaient devenues les premières provinces romaines.
Quant à Rome, elle sortait tout aussi exsangue que son adversaire. Après vingt longues années de guerre d’usure, la paix était nécessaire pour les deux parties… Une paix pleine de rancœurs, car les braises de la revanche couvaient sous les cendres de la Sicile.
D’une guerre à l’autre
Un jeune homme carthaginois fut élevé dans cette haine. Son nom fait encore tressaillir les sept collines : Hannibal Barca.
Le jour de ses six ans, son père l’amena au temple de Tanit sur les hauteurs de Carthage. Les mains encore rouges du sang de l’animal sacrifié, il lui dit : « Hannibal, tu n’auras de repos qu’une fois la louve italienne à genoux, jure le devant tes ancêtres et les dieux de notre Cité… ». L’enfant jura les yeux remplis d’une étrange lueur, une férocité mystique l’habitait : « Père, je jure que dès que l’âge me le permettra, j’emploierai le feu et le fer pour briser le destin de Rome. »
Quinze ans plus tard, Hannibal et le clan barcide entraînèrent leur ville natale dans une conquête systématique de la péninsule ibérique. Sa stratégie était claire, verrouiller les colonnes d’Hercules (Gibraltar) et s’emparer des mines de métaux précieux de façon à stopper nette toute velléité d’expansion vers l’Ouest de l’influence romaine. Les guerres interminables qui en découlèrent lui forgèrent une armée d’une grande expérience. Mais le Sénat du peuple de Rome n’était pas dupe et commença à tisser un réseau d’alliance au nord de l’Espagne jusqu’à l’Ebre, alternant soutiens politiques et financiers aux potentats locaux. La tension montait de semaine en semaine.
Le casus belli
218 av JC. Composée de cavaliers numides, d’un noyau de fantassins carthaginois et de nombreux mercenaires celtibères, les armées aguerries d’Hannibal se présentèrent devant Sagonte (Saguntum), alliée de Rome. Prétextant des pillages commis dans les années précédentes le carthaginois assiégea la cité, il voulait sa guerre.
Arrivée à Rome, la nouvelle fit l’effet d’un coup de tonnerre. Comment ce parvenu pouvait remettre en cause la politique romaine et les traités internationaux ! Le sénat fut convoqué en urgence, et dans l’ambiance électrique de la curie Quintus Fabius Maximus se dressa et prit la parole : « Patres… Hannibal est le représentant du parti belliciste des Carthaginois, laissez-moi aller à Carthage proposer des offres d’apaisement. Leur sénat est divisé, la tête de ce général ambitieux doit tomber pour préserver la paix, et il n’a pas que des ennemis à Rome… ». Le sénat vota et Quintus parti pour Carthage avec ce dernier espoir.
L’accueil sous les cris des sénateurs carthaginois n’augurait rien de bon, la famille Barca avait-elle tant d’influence ? « Représentant de l’illustre Carthage ! », lança l’émissaire romain, « je tiens ici, dans les plis de ma toge, la paix ou la guerre. Livrez à Rome Hannibal et l’affaire sera close, entêtez-vous et assumez les conséquences de vos actes inconsidérés ! » Les hués doublèrent d’intensité, il dû même esquiver le jet de quelques pierres. « Alors Carthage que choisis-tu ? La paix ou la guerre ? ». Il n’y avait que de la haine en ce lieu. Le visage grave, l’air résolu Quintus Fabius Maximus relâcha la moitié de sa toge. « Ce sera la guerre ».
Le clan Barca avait gagné la première manche.
Quintus Fabius Maximus n’avait aucune chance au sénat de Carthage et il le savait. Pour un Romain, la guerre avait quelque chose de sacré. Depuis des temps immémoriaux une ambassade était envoyée avec des doléances. Si l’offre était rejetée, des prêtres appelés les fétiaux lançaient un javelot en territoire ennemi et ouvraient les portes du temple de Janus symbolisant l’état de guerre. Ce rituel était censé accorder la faveur des dieux (pax deorum). Rome pouvait alors mener une guerre juste (Iustum bellum) et la victoire était alors garantie.
Le long voyage vers l’Italie
Hannibal Barca n’attendit pas le retour de ses messagers, il se savait en position de force et il avait l’initiative. La ville de Sagonte était tombée, il rassembla 40000 hommes, 12000 cavaliers, ainsi que quelques éléphants. Ils se mirent en marche vers le Nord. Il voulait amener la guerre chez l’ennemi, et espérait des défections chez ses alliés italiens. Inutile de prendre le risque d’emprunter la voie maritime contrôlée par les romains. Personne ne l’attendait par la terre, et c’est là qu’il frapperait.
Dans un nuage de poussière la multitude se mit en mouvement, le barrissement des pachydermes ne pouvant couvrir le choc des armes sur les boucliers d’airain. Les guerriers savaient qu’ils partaient pour un long voyage vers le royaume d’Hadès (L’enfer).
Les territoires qu’ils allaient traverser, Pyrénées, Languedoc étaient à l’époque grandement méconnus et peuplés de tribus celtes farouches et incontrôlables qu’il fallait se concilier. Les pertes seraient certainement conséquentes, et il resterait à franchir les Alpes avant l’hiver. Un obstacle digne d’Hercules pour une armée dont la logistique dépendait d’alliés peu fiables. Cela ressemblait plus à une aventure mythologique qu’à un plan d’état-major minutieusement préparé. Mais Hannibal se persuadait qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, et animé d’une foi inébranlable en ses dieux et en ses capacités, il ne douta jamais. Ils arrivèrent à la fin de l’automne devant cette fantastique muraille qu’est la chaîne des Alpes.
Au même moment, le Sénat et le peuple de Rome (SPQR : Senatus PopulusQue Romanus) envisageait une attaque de l’Espagne par la mer. Deux légions firent donc escale à Massilia (Marseille), leur éclaireurs découvrirent rapidement la manœuvre des Carthaginois. Le légat romain, Publius Cornelius Scipio l’ancien, affolé de voir l’ennemi si proche de l’Italie partit à sa rencontre. C’était sans compter sur l’aptitude manœuvrière des puniques qui déjouèrent la vigilance latine et commencèrent leur ascension. Mais les dieux de Carthage n’habitaient pas ces contrées éloignées et la colonne se retrouva piégée par la neige. Au passage d’un col, un énorme rocher bloquait le passage. Les hommes, habitués au climat clément de l’Afrique du Nord et fatigués par la malnutrition commencèrent à mourir ou déserter en masse. Les effectifs furent rapidement divisés par deux. L’heure était critique, l’armée d’Hannibal était au seuil de l’anéantissement sans avoir livré une seule bataille. Le jeune général eut une idée et fit allumer un feu au pied du roc. Et après l’avoir arrosé pendant des heures par les dernières réserves de vin, il éclata dans un craquement assourdissant. Les soldats hurlèrent leur soulagement, et la longue marche reprit. Les verdoyantes collines d’Italie étaient maintenant visibles à l’horizon.
De l’art du stratagème…
Pour Rome, c’était intolérable ! Le forum était en ébullition, jamais depuis les guerres de Pyrrhus, le sol sacré de la république romaine n’avait été foulé par des troupes ennemies. L’arrogance de ce fier général punique devait être corrigée, la fierté de Rome restaurée. Et comment allaient réagir les « alliés » au Nord du Pô si les légions n’étaient pas capables d’intervenir sur leur propre territoire ? Il fallait agir vite et efficacement. Scipio l’ancien de retour de Massilia et ses légions furent dépêchées à la hâte vers la menace.
Les rencontres furent brèves, et les résultats catastrophiques pour les romains. Le Tessin (218 av JC), La Trébie (218 av JC) et le lac Trasimène (217 av JC), trois défaites qui sonnèrent le glas de la défense de l’Italie. Les légions tombèrent les unes après les autres dans les stratagèmes du Punique qui avançait maintenant vers le Sud.
Mais malgré ses victoires, la défection majeure des alliés des Romains tant attendue par Hannibal ne se produisit pas. Il fallait donc rechercher rapidement une bataille rangée décisive avant que ses propres forces ne s’épuisent. Car le temps jouait contre lui, chaque jour ses troupes devaient récupérer leur nourriture sur le terrain, et la ressource s’amenuisait.
…A la guerre d’usure
La panique régnait dans la ville éternelle, les gens courraient hébétés, et criaient à qui voulait l’entendre « Hannibal had portas ! » (Hannibal est aux portes [de Rome]). Mais ne voulant céder à la panique de ses concitoyens, le sénateur Quintus Fabius Maximus proposa une stratégie, car il avait compris les difficultés d’approvisionnement de l’armée punique. Devant une assemblée pétrifiée, il proposa justement de ne rien faire : « laisser Hannibal s’user dans nos campagnes dévastées. Il est peut-être invincible par les armes, mais il sera vaincu par l’estomac ! ». Les sénateurs trop heureux d’avoir une solution se levèrent et applaudirent, subjugués par le discours, ils scandèrent « Cunctator ! Cunctator ! ». Quintus avait gagné un siège de dictateur pour six mois et un surnom pour l’histoire : Quintus Flavius Maximus Cunctator, le temporisateur. Certains sénateurs menés par Caius Terentius Varro dit Varron médirent de ce stratagème bien peu romain et peu honorifique mais durent se rallier au choix de la curie. Leur heure viendrait.
Hannibal était désespéré, les romains d’habitude si belliqueux se terraient derrières leurs solides murailles et attaquaient ses lignes de ravitaillement. Rien ne semblait pouvoir les faire sortir, et la famine menaçait ses troupes. Pendant six mois, pour fragiliser la position du dictateur romain, il fit brûler systématiquement toutes les propriétés des sénateurs romains. Il se garda bien de s’attaquer aux villas du Cunctator.
Le retour des va-t-en-guerre
216 av JC. Sénat de Rome.
« Quintus ! Ce ne sont pas tes villas qui brûlent dans toute la Campanie. Tu ne peux rester tel un couard ici et ne rien faire face à cet ennemi qui a profané le sol sacré de Rome ! » Hurla Varron. La fronde des sénateurs couvait et ils ralliaient en masse les détracteurs de la stratégie adoptée. « Varron, tu te dis défenseur de l’honneur de la république, mais tu cherches surtout un glorieux coup que tu pourrais mettre à ton profit et non l’intérêt de Rome. Patience, l’ennemi est prêt à tomber… » Répliqua le dictateur. « Non ! Regarde-toi, jamais dans l’histoire de notre cité, un romain n’a courbé l’échine. Même devant Pyrrhus il y a quatre-vingt ans nous avons relevé tous les défis avec honneur et nous l’avons repoussé. Tu harcèles le punique tel un pleutre, évitant toute confrontation virile. Ta stratégie est indigne de Rome et d’un vrai romain. Hannibal n’est qu’un barbare et peut être vaincu ! Donnez-moi huit légions, et par Jupiter, je l’écraserai comme il se doit ! ».
Le triomphe de Varron était total. La curie plébiscitait son nouveau champion et le nomma consul avec Lucius Aemilius Paullus dit Paul-Emile. Le vieux Quintus se retira, digne. C’en était fini de la politique pour lui, il disparut quelques années plus tard. Arx tarpeia capitoli proxima ! (Voir encart)
Le général carthaginois pleurait de joie en entendant les préparatifs guerriers adverses. Il savait que les romains rassembleraient tous ce qu’ils avaient contre lui. Il allait avoir sa bataille décisive, celle qui achèverait la louve déjà blessée.
Varron mobilisa la plus grande armée romaine de l’histoire de la république. Cent mille hommes rallièrent les champs de mars en quelques semaines. Ils venaient de Rome, du Latium et de toute l’Italie pour chasser une bonne fois pour toute ce barbare de leurs terres. Le consul pouvait ressentir la puissance émanant de cette multitude, les casques de bronze, les cuirasses et les boucliers luisaient à travers la lumière déclinante de cette fin de journée d’été. On aurait presque dit une rivière d’acier dévalant la douce pente menant au lit du Tibre. Le soleil s’habilla de rouge avant de disparaître derrière les sept collines, la rivière devint fleuve de sang. Caius Terentius Varro se raidit, une angoisse instinctive l’habitait, « Serait-ce un mauvais présage? » Pensa-t-il. « Cela ne se peut, l’affaire est extrêmement simple, je vais écraser sous le nombre ce Punique à plus de deux contre un, je ne peux que l’emporter… »
La bataille de Cannes
2 août 216 av JC, Sud-Est de l’Italie, plaine de Cannes.
La plaine était dorée, l’herbe, asséchée par le lourd soleil méditerranéen déjà bien haut sur l’horizon, ondulait sous la caresse d’une brise. Au sud courait une rivière que les modernes connaîtraient sous le nom d’Ofanto. Un endroit parfait pour la manœuvre, choisi avec soin par Hannibal.
Varron avait accepté le défi, une fois l’armée punique déployée il avait fait sonner les trompettes. Chaque cohorte, chaque centurie manœuvraient au son des musiciens dans un ballet méticuleusement orchestré. Suivant un rituel immuable, les Hastatii montaient en première ligne suivi de près par les principales. Les Triarii quant à eux prenaient place à l’arrière, de leurs longues lances ils pouvaient à tout moment couvrir la retraite des premières lignes. Les alliés latins, plus brouillons, plaisantaient, « res ad triarios venit !» lancèrent-ils en observant ces fiers soldats s’aligner. (« La chose en vient au triarii », était un proverbe latin et voulait dire que la bataille était perdue, les troisièmes lignes engageant l’ennemi). Cela n’était guère du gout de leur centurion qui haussa le ton et les ramena dans le silence, « quelle folie ! Défaitisme de paysan! Serrez les rangs ! ». Le mythe de l’invincible carthaginois le précédait et faisait des ravages, même dans les cœurs des plus courageux.
Le front carthaginois paraissait ridiculement petit face à la marée romaine. A peine cinquante mille hommes et cavaliers face à plus de cent mille. Mais le général avait un stratagème pour surclasser les légions. Il savait que Varron n’avait pas d’imagination, il comptait sur le nombre pour l’anéantir. Aucune manœuvre compliquée n’était à attendre du Romain, il chercherait juste à faire rompre la ligne punique par une pression continue. Une fois disloquée, il enverrait sa faible cavalerie finir le travail. Il disposa donc son infanterie « en coin » de façon à ce qu’elle absorbe le choc initial tel un bouclier. Elle devait reculer sous la pression mais surtout ne pas céder. Une fois les romains trop avancés, la cavalerie numide, commandé par son maître de cavalerie Maharbal devait alors prendre à revers la multitude latine et ainsi fermer la nasse. Tout reposait sur l’élasticité de ses fantassins celtibères, gaulois et carthaginois, un plan très risqué, aucune réserve n’était disponible.
Varron fit sonner le début des hostilités, les lourds légionnaires s’élancèrent vers la frêle ligne ennemie dans le son rauque des cors. Le soldat romain était particulièrement discipliné. Chaque saison, il s’entraînait à combattre au coude à coude derrière son vaste bouclier appelé scutum. Il frappait d’estoc son ennemi grâce à son gladius (le glaive) après avoir lancé son pilum (javelot). Point de combat singulier, il fallait tenir la ligne, bouclier contre bouclier de façon à protéger ses frères d’armes, et faire rompre le dispositif ennemi.
Les premières lignes pouvaient maintenant nettement apercevoir les casques luisants et les visages décidés des puniques. Certains les provoquaient en tapant leur arme sur le bouclier, provoquant un roulement de tonnerre effrayant. La distance était idéale pour la salve des pila (javelots). Les centurions hurlèrent leurs ordres repris par les cornicem (joueur de cornu, instrument type cor de chasse). De toutes leurs forces les hastati jetèrent leur pilum vers l’ennemi et une pluie d’acier s’abattit sur la ligne carthaginoise qui commençait déjà à reculer. Les romains souriaient, trop heureux de leur petit effet, ils lancèrent à la fois par défi et pour se donner du courage « Couards ! Venez ici barbares qu’on en finisse ! ».
Maintenant il fallait franchir les terrifiants derniers mètres, tout comme les âmes des défunts franchissent le Styx pour rejoindre l’au-delà dans un voyage sans retour, les légionnaires rugissants se ruèrent contre la ligne punique qui reculait toujours abandonnant ses premiers blessés agonisants. Le choc fut brutal, le bois des boucliers éclata, certains s’effondraient déjà, comme foudroyés, le fer avait rencontré la chair.
L’état de tension psychologique extrême dans lequel se trouvait un combattant engagé par l’ennemi était insoutenable. Chaque geste comptait et faisait la différence entre la vie et la mort. Vous baissiez trop votre bouclier, vous receviez un coup de lance à la carotide, s’en était fini, vous vous effondriez dans une mare de sang en quelques secondes. Vous avanciez un peu trop, emporté par une fougue guerrière, vos flancs étaient à découvert. Ce n’est pas l’adversaire que vous aviez en face mais un de ses congénères qui vous frappait à la poitrine. Et à chaque instant le sentiment de panique, incontrôlable, pouvait s’insinuer en vous. Les anciens pensaient que le champ de bataille était habité par Deimos et Phobos (terreur et panique) les fils de Mars, ils venaient hanter même le plus valeureux des hommes. Le soldat perdait le contrôle de lui-même et fuyait le vacarme des armes sans réfléchir entraînant avec lui ses camarades. La panique est contagieuse comme une peste foudroyante. Tout l’art d’un bon général était d’insuffler Phobos et Deimos à l’ennemi de façon à lui faire rompre son dispositif, il n’y avait plus qu’à balayer les fuyards par la cavalerie. Car c’était au moment de la déroute d’une armée qu’avait lieu le plus grand massacre.
Hannibal savait sa ligne de plus en plus étirée, poussée par la masse des légionnaires qui avançait inexorablement. Il voyait la peur se dessiner sur le visage de ses hommes, rien ne pouvait arrêter une telle multitude. Il descendit de son dernier éléphant, le laissant là près d’un arbre solitaire avec son cornac et s’avança glaive au point dans la mêlée. Il harangua ses troupes, « Soldats ! N’oubliez pas qu’ici s’écrit l’Histoire. Lorsque les aèdes chanteront nos exploits, ils parleront de nous en ces termes : Ils sont venus ici pour laver par le sang l’honneur de Carthage. Ils ont accompli des exploits dignes d’Hercules, traversant montagnes enneigées, domptant les superbes pour, en ce jour éclatant, abattre l’insatiable louve romaine. Et dans cette plaine, écrasés par le nombre, ils relevèrent la tête pour faire face à leur ennemi et le regarder dans les yeux. C’est ici que le courage des carthaginois devint légendaire car ils tinrent bons ! »
Varron jubilait. Il se voyait déjà vainqueur, l’ennemi reculait dans une retraite qui semblait bien être une déroute. Ses généraux le regardaient d’un air entendu du haut de leur cheval blanc, il fallait donner le coup de grâce, envoyer les réserves pour faire éclater la ligne punique. Le triomphe était à portée de main. Il abaissa sa main. Le tubicen d’état-major prit sa longue trompette droite et sonna et répéta plusieurs fois son message. « A toutes les centuries, en avant ! ». Hastati, principales et triarii avancèrent comme un seul homme. La rumeur enflait dans les rangs, « la bataille est gagnée ! ».
Le général carthaginois fut galvanisé par la manœuvre romaine, ils tombaient dans le piège savamment tendu, Varron était vraiment prévisible. Si sa ligne d’infanterie tenait bon, la victoire pouvait devenir légendaire. Il fit signe à Maharbal qui commandait la cavalerie numide sur l’aile droite.
L’heure de la manœuvre d’enveloppement avait sonné. Dans un panache de fumée ponctué par les éclats des armures étincelantes, les turmes de cavalerie s’élancèrent au galop soulevant une immense clameur chez les puniques.
Caius Terentius intervint immédiatement en personne, il avait compris son erreur. Il mena la cavalerie romaine à la rencontre de Maharbal pour briser la tentative d’encerclement. Les chevaux hennissaient pendant que les cavaliers tournoyaient dans une danse avec la mort. Mais dans ce genre de duel, seule l’expérience comptait. Et à ce jeu-là, les romains ne faisaient pas le poids face à ces cavaliers africains endurcis par la longue campagne d’Ibérie. Blessé, Varron abandonna le champ de bataille avec le reliquat de sa cavalerie, laissant à leur sort des dizaines de milliers d’hommes.
En quelques instants les mâchoires de ce gigantesque piège à « louve » venaient de se refermer. Les triarii furent les premiers à souffrir de la défection de leur général. Le choc d’une cavalerie débouchant dans votre dos était dévastateur tant en vies humaines que sur le moral. Phobos souffla dans le cœur des légionnaires une terreur d’autant plus grande que la victoire pourtant si proche venait de s’évanouir dans les cris des romains massacrés. La panique s’insinua, pernicieusement. Les soldats livides lâchaient boucliers et armures pour courir. Courir, loin de ce lieu d’horreur, l’instinct de survie avait pris le dessus. Mais il n’y avait pas de salut, de toute part, le glaive de l’ennemi attendait.
L’armée romaine se disloqua sous les coups de boutoir des carthaginois victorieux. Il y avait tellement d’hommes à tuer que les soldats fatiguaient. Le massacre continua toute la soirée.
Lorsque le soleil sanglant de Cannes disparu derrière un horizon flamboyant, quatre-vingt mille romains gisaient, morts. Hannibal Barca était devenu en quelques heures le plus grand tacticien de tous les temps.
Plusieurs jours passèrent, une ambassade carthaginoise se présenta devant les portes de la ville éternelle. La ville était bouclée, la terreur transpirait par chaque fenêtre ou meurtrière. Le désastre de Cannes avait fait prendre conscience au sénat de la gravité de la situation. Plus rien n’empêchait les puniques d’investir la cité, si ce n’est l’antique muraille du roi Servius Tullius qui avait déjà repoussé les gaulois de Brennus en 390 av JC. Bien peu de chose en fait… Le messager fut introduit dans la curie à moitié vide où débattaient quelques sénateurs trop vieux ou trop jeunes pour participer à la bataille. Ils se turent et le regardèrent fixement, il déroula alors son message : « Romains, par la volonté des dieux et des armes vous avez été défaits quatre fois par le général Hannibal. Au Tessin, à la Trébie, au lac Trasimène, et il y a quelques jours toute ton armée a été anéantie dans la plaine de Cannes. Ecoute maintenant les doléances de Carthage. Pour que la paix règne à nouveau, Rome devra consentir à rendre la liberté à tous les peuples d’Italie, y compris au Latium. La Sicile, la Sardaigne et la Corse seront réintégrées dans l’empire de Carthage. Une indemnité de guerre de deux cents talents d’argent devra être versée chaque année pendant vingt-cinq ans à Carthage. La flotte devra être démantelée, l’armée limitée à deux légions. Les commerçants puniques auront accès librement… »
« Tais-toi punique ! » lui lança Publius Cornelius Scipio le jeune. « Jamais Rome n’a négocié avec un barbare présent sur son sol sacré. Tes requêtes sont inacceptables. Rome lèvera chaque année de nouvelles armées, qui, comme les vagues de la mer viendront submerger tes forces jusqu’au dernier soldat. Va dire à Hannibal de savourer sa victoire car le vent va tourner, toute l’Italie le rejettera finalement. Dis-lui que tant qu’un romain vivra, jamais Rome ne capitulera ! »
Le général carthaginois enrageait. Il les avait battus ! Pourquoi ne s’avouaient-t-ils pas vaincus ? C’était inédit, n’importe quelle autre nation aurait déposé les armes. Qui plus est, les mauvaises nouvelles s’accumulaient. Les principaux alliés de Rome, Ombrie, Etrurie, Latium, lui restaient fidèles. Même dans les pires moments de son histoire, cette cité exerçait une étrange fascination sur toute l’Italie. Dans ces conditions, il était impossible d’assiéger la ville aux sept collines, sa logistique ne suivrait pas. Toute sa stratégie s’effondrait. Il avait remporté de brillantes victoires tactiques mais il lui était impossible de conclure la guerre, la tête n’était pas tombée. Il entrait dans une guerre d’usure avec une ville aux ressources quasiment illimitées, il avait perdu, il le savait.
Son chef de cavalerie Maharbal vit son compagnon affligé et murmura « Vincere scis, Hannibal ; victoria uti nescis », « tu sais vaincre, Hannibal ; mais tu ne sais pas profiter de ta victoire ».
Epilogue
Hannibal roda encore une dizaine d’années en Italie, tel un spectre loin de chez lui. Les Romains, ayant retenu la leçon, évitaient soigneusement toute confrontation directe et usaient progressivement les forces puniques par une guerre d’embuscade contre leurs lignes de ravitaillement. Il trouva refuge quelques temps à Capoue qui trahit Rome, mais ce repos fut néfaste à la discipline. Lâché par son propre sénat, politiquement au plus bas, le Carthaginois vit les ultimes lambeaux de sa prestigieuse armée disparaître engloutis dans les « délices de Capoue ».
Pendant ce temps la riposte avait commencé. Le jeune et ambitieux Scipion se vit confier plusieurs légions et amena la guerre en Espagne. De 211 à 206 av J.-C., le joyau de l’empire barcide tomba dans les mains de ce talentueux général. Auréolé d’une gloire immense il fut élu consul en 205 av JC, un record pour son âge. Il échafauda alors un plan audacieux d’intervention en Afrique du Nord, il ne répéterait pas l’erreur d’Hannibal. Son but était de faire tomber Carthage, car il ne peut y avoir de victoire dans cette guerre sans couper la tête de l’ennemi.
En 202 av J.-C., alors que les légions victorieuses menaçaient directement la capitale carthaginoise, Hannibal est rappelé d’Italie en urgence pour mener la défense de son pays. Avant la bataille, il rencontra Scipion dans les vastes et poussiéreuses plaines de Zama à l’Ouest :
« -Que cherches-tu Scipio ? Tu as déjà gagné. La ruine de ma capitale te tient tant à cœur ?
-Hannibal, tu es un grand tacticien. Je t’observe depuis tant d’années. Sais-tu que j’étais déjà là au lac Trasimène ? Pour répondre à ta question, je viens finir ce que tu n’as pas su terminer, je viens mettre un terme à cette guerre.
-Allons bon, des dizaines de milliers de morts ne te suffisent pas, il t’en faut toujours plus ? Pourquoi ? La gloire ? L’Histoire ? Rome ?
-Ne viens pas me reprocher la haine et la destruction que tu as toi-même apporté en Italie. Ici à Zama se conclura cette guerre. Et sur les cendres de ta gloire passée je construirai une civilisation qui traversera les âges. Car il ne peut y avoir Carthage et Rome… Ce sera Rome »
Ici, sur les plaines de Zama, Hannibal fut vaincu par un général qui avait beaucoup appris de son ennemi. Scipion fit subir à l’armée carthaginoise un « Cannes à l’envers », puis avança vers Carthage. Les ténèbres commencèrent à entourer la cité punique pour finalement la recouvrir totalement en 146 av J.-C., date de sa destruction. Les dieux avaient choisi, le monde occidental serait Romain.
L’héritage d’Hannibal
Hannibal mourut, abandonné de tous et pourchassé par les Romains en 183 av J.-C. Son souvenir hanta pour toujours les sept collines.
L’homme qui avait amené Rome au seuil de la destruction n’avait pas compris qu’un succès tactique n’était pas toujours suffisant pour remporter une victoire totale, particulièrement dans une guerre d’anéantissement. Les conditions de paix étaient inacceptables pour les romains (démantèlement de plusieurs siècles de conquêtes). Dos au mur, ils ne pouvaient que combattre jusqu’à leur dernier souffle.
La seule façon d’imposer à un adversaire l’inacceptable est de l’anéantir militairement et politiquement. Hannibal ne pouvait prendre Rome, car il était incapable de maintenir un siège pendant plusieurs mois sans risquer la famine dans ses rangs. Le défenseur a toujours l’avantage, ses lignes d’approvisionnement sont courtes. Plus l’agresseur s’enfonce en territoire ennemi, plus sa logistique devient problématique et plus la population lui est hostile. Au bout du compte sans soutien extérieur il finit par s’essouffler avant d’être finalement battu.
Les guerres puniques avaient mené Rome au bord du gouffre, et la ville éternelle ne l’oublia jamais. Hannibal avait créé un monstre, plus jamais les Romains ne laissèrent un ennemi devenir assez puissant pour mener une guerre en Italie. Ils adoptèrent le principe de la guerre préventive de façon à éviter l’émergence d’une nation hostile. Cette volonté provoqua une fuite en avant, amorçant la plus grande politique de conquêtes de l’Histoire. Cinquante ans plus tard, Rome tenait entre ses mains la quasi-totalité du bassin méditerranéen.
Hannibal avait obtenu l’exact contraire de ce qu’il escomptait.
Mais poussons l’analogie, nombreux furent les chefs de guerre qui se dirent héritiers d’Hannibal. Patton croyait en être la réincarnation, Hitler tomba dans les mêmes travers en Russie, cherchant la destruction des armées russes en Ukraine en les encerclant, il oublia que le véritable objectif était Moscou. Même lors de la première guerre du Golfe, le général américain Norman Schwarzkopf pour son opération « tempête du désert » organisa la plus grande manœuvre d’enveloppement réussie de l’histoire militaire, une manœuvre inspirée de la bataille de Cannes avoua-t-il. Bel hommage…
Note : le titre de ce récit est un pied de nez au livre de Samuel Hutington « le choc des civilisations ». Cet auteur expose que le monde moderne est découpé en civilisations qui s’affrontent idéologiquement et religieusement. Mais n’est-ce pas un peu désuet et dangereux de croire en des blocs indépendants dans un monde mondialisé et interconnecté ? La chute de Carthage n’a pas entraîné l’effondrement du monde, car le monde antique était cloisonné, mais qu’en est-il de nos jours ? Si l’Amérique ou le Moyen-Orient venait à sombrer dans le chaos, le reste du globe ne serait-il pas touché ? Les choses sont bien plus complexes, mais il s’agit d’un autre débat…