Meurtre au Praetorium
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Histoire vivante
L’auteur nous entraîne ici, avec un style à la fois vivant et documenté, dans un polar historique à la fin du 1er siècle après J.-C.
Une lubie… Qui durera ce qu’elle durera ! Je m’essaye au roman policier historique !!! A force d’en lire, forcément…
Je vous demande la plus grande indulgence, je ne suis pas un écrivain professionnel et c’est mon premier « essai ».
Vous aurez donc l’occasion de suivre les tribulations de Publius Aurelius Rufus le jeune, fils d’un sénateur romain au camp de Mirebeau sur Bèze vers 70 après J.-C. sous le règne de Vespasien. La légion qui occupe le camp c’est la nôtre ! Le légat s’appelle Frontin : vous aurez l’occasion de le découvrir dans le roman, tout comme certains personnages qui ne seront pas inconnus aux membres de la VIII. L’un des objectifs de ce roman est aussi de faire découvrir au lecteur des mots, des objets ou des expressions de l’époque romaine : à ce sujet, n’hésitez pas à me faire part de vos remarques ou de vos corrections éventuelles car nul n’est infaillible, surtout pas moi ! Bonne lecture !Lucius Cornelius Jactor
Prologue
« Fils indigne ! Dégénéré lubrique ! Voyou de la pire espèce ! Trois fois ! Trois fois en moins d’un mois que les Vigiles de la IIIème cohorte ((Vigiles de la IIIème cohorte : A la fois « gardien de la paix » et pompier, les vigiles sont répartis dans Rome en 7 cohortes soit 7000 hommes.)) te ramènent aux premières lueurs de l’aube ! Aux portes de ma domus, ivre mort comme de bien entendu ! Couvert de plaies et de bosses….Car… Non content de courir les plus sales des Lupae (((lupa au singulier) prostituée)) de tout Subure ((quartier « mal famé » de Rome)) avec tes abrutis de camarades, tu te permets, en plus, d’insulter les Vigiles de nuit ! Et tu t’imagines, parce que tu es fils d’un des sénateurs les plus influents de Rome, que tu peux tout te permettre !
Mais j’en ai plus qu’assez ! De toi… et de tes frasques continuelles ! Des supplications de ta pauvre mère qui te trouve toujours des excuses ! Du centurion de la IIIème cohorte que j’arrose régulièrement d’une bourse remplie de sesterces pour qu’il oublie de signaler tes frasques à la justice ! Tu me fatigues ! Tu m’exaspères ! Mais ô mânes de mes ancêtres ((ancêtres de la famille considérés comme vivant dans l’Au-delà)), que vous ai-je donc fait pour mériter pareil rejeton ?
Cela suffit donc ! Moi, Publius Aurelius Rufus, ton pater familias, je viens de prendre une importante décision te concernant ! Et regarde-moi quand je te parle…
Toi, mon fils, dès demain, tu quittes Rome pour la Gaule où tu rejoindras le Castrum ((camp romain)) de la VIIIème légion Auguste. Là, tu seras confié à mon vieil ami Lucius Cornelius Jactor, Evocatus (((evocati au pluriel) souvent un ancien soldat ayant terminé son temps dans la légion et qui se réengage sous un statut différent avec une solde bien meilleure ; il est souvent choisi en fonction de ses compétences ou de ses relations…)) détaché au corps des Agrimensores (((agrimensor au singulier) il s’agit des géomètres et agents du cadastre (entre autres) en service le plus souvent dans les légions romaines.)). Je vais lui rédiger une lettre, que tu lui remettras dès ton arrivée sur place. Il sera chargé de faire de toi un citoyen romain et de t’apprendre le noble métier de géomètre arpenteur. Tu remettras aussi une autre lettre « plus officielle » à Sextius Julius Frontinus le tout nouveau légat ((« représentant du consul (sous la République) ou de l’empereur (sous l’Empire) à la tête d’une légion : on pourrait comparer ses responsabilités à celles d’un général de brigade.)) de la VIIIème légion récemment nommé à ce poste par Vespasien. Ton rang pourrait te permettre de prétendre au poste de Tribun laticlave ((officier supérieur issu de l’aristocratie romaine.)), mais tu portes mon nom, bien mal d’ailleurs, et je ne supporterai pas le déshonneur d’une conduite indigne de ta part au sein de l’armée !
Va faire ton paquetage, dire adieu à ta pauvre mère et à tes sœurs, puis profite bien de ta prochaine nuit de débauche à Rome… Ce sera la dernière !
Demain matin, je te conduirai personnellement à Ostie ((port de Rome à l’embouchure du Tibre.)) où tu embarqueras sous mes yeux pour Massilia… ((Marseille.)) »
C’est ainsi que Publius Aurelius Rufus le jeune fit le plus long voyage de sa courte existence. A vingt ans à peine, c’était la première fois que Publius s’éloignait de plus de dix Milles ((un mille romaine = mille pas soit 1480 mètres.)) de Rome. Ce périple interminable fut l’occasion pour lui de se lamenter sur son sort, de ruminer à l’injustice, de blâmer les Dieux et son père, de fulminer contre cet augure qui ne lui avait certainement pas prédit ce terrible coup du sort…Et puis, ce Lucius Cornelius Jactor ? Il ne l’avait vu qu’une fois, brièvement, dix ans plus tôt, une éternité quand on a vingt ans.
Rufus « l’ancien » parlait souvent de lui comme d’un vieux compagnon d’armes et invariablement, lors des repas un peu arrosés, levait un verre, quelquefois même plusieurs « Au plus méchant de tous les hommes ! » le tout avec un sourire de contentement qui laissait systématiquement perplexe Rufus « le jeune ».
Épisode I : Arrivée au camp ; premiers contacts compliqués avec la hiérarchie militaire…
Cela faisait presque trois semaines que Rufus avait quitté sa chère Rome, cinq jours sur un navire de commerce lui avait permis de faire connaissance avec les caprices de « Mare Nostrum »((notre mer ; nom que donnait les romains à la Méditerranée.)), par deux fois, il avait cru sa dernière heure venue, s’imaginant rejoindre Neptune dans les profondeurs de la mer. Seul, l’air imperturbable du capitaine et de ses marins l’avait finalement persuadé qu’il avait une petite chance de reposer un jour le Pied sur la terre ferme.
Son séjour à Massilia dura très peu de temps. A peine débarqué, il lui fallait trouver un autre navire en partance vers Fossae- Marianae((actuellement Fos/mer embouchure du Rhône.)) pour réembarquer sur le Taranis, un bateau fluvial qui remonterait le Rhodanus((le Rhône.)) promettant enfin une dernière partie de voyage bien plus paisible.
La navigation fluviale, bien plus calme… tellement calme d’ailleurs que Rufus s’ennuyait ferme. Cette inaction forcée était propice à la mélancolie : ah ! Rome ! Tout lui manquait, même l’odeur d’urine épouvantablement acre de la tannerie du coin de la rue lui faisait pousser un soupir de nostalgie. Pour comble, passé Lugdunum((Lyon.)), le navire quittait le Rhodanus pour l’Arar((la Saône.)), un fleuve si placide que l’usage intensif de la rame s’imposait, à tel point que Rufus se demandait s’il n’arriverait pas plus vite à Pied !
« Réveille-toi, jeune Romain ! » lui lança le capitaine du bateau, un vieux Gaulois borgne à la barbe rousse :
« Tu vois cette petite rivière à ta gauche ? C’est ici que tu débarques ! Un chemin la longe jusqu’au castrum de la VIIIème légion qui est à une demi-journée de marche, c’est la fin de ton long voyage… ».
Ce n’était pas une voie romaine à proprement parler mais une large route aménagée et parfaitement adaptée à la circulation des lourds chariots d’intendance de la légion. Tout au long du chemin, il eut l’occasion d’en voir à plusieurs reprises ainsi que des cavaliers et une multitude de civils marchant d’un pas décidé. Que de monde en cet endroit perdu !
En s’approchant du camp, le trafic se faisait plus intense encore. Au loin, Rufus devina une longue masse blanchâtre flanquée de nombreuses tours en fer à cheval, impressionnantes et dissuasives : il était enfin arrivé !
A cet instant même, son estomac se noua, certes, il n’avait pas mangé depuis plusieurs heures, mais une certaine inquiétude lui causa des dérangements intestinaux qu’il lui fallut soulager illico derrière le premier buisson. Les boyaux allégés mais l’esprit toujours angoissé, il se résolut à donner le change et à avancer fièrement vers l’entrée du camp : après tout, il était fils de sénateur romain, il représentait Rome dans un pays que la plupart des siens estimait encore semi barbare, il lui fallait donc avancer prestement, le menton tendu vers l’avant, l’air décidé, un rien arrogant.
Devant l’entrée principale composée de deux gigantesques portes juxtaposées à double-battants, en bois renforcé de bronze, de plus de vingt Pieds(((vingt pieds) un peu moins de 6 mètres (un pied romain = 29,6cm).)) de hauteur, étaient postés quatre légionnaires en faction, trois au niveau de la porte « entrante » et le dernier près de la porte « sortante ».
Chaque entrée de civil était minutieusement contrôlée. Rufus se présenta à l’un des gardes en faction :
« Salve((salut !)) ! Miles((soldat.)), je suis Publius Aurelius Rufus le jeune, fils du sénateur Aurelius Rufus et je désirerai voir votre légat !
– Et moi…. Je suis le Pontifex Maximus((grand pontife ; chef « officiel » de la religion romaine (titre toujours porté par le pape).)) et je désirerai déflorer toutes les vestales de Rome ! lui répliqua le garde ce qui déclencha aussitôt une crise de fou rire chez les trois autres légionnaires.
– Fils de sénateur ! A Pied ! Dans cette tenue ! Avec ton baluchon, ton air niais ! En plus tu sens le Cacat((enlevez donc le « t » !)) ! Ne me prends pas pour un attardé de Germain et fiche-moi le camp au plus vite avant que je te botte les fesses, jeune insolent ! »
Interloqué par ces paroles –il en avait pourtant entendu d’autres dans les bas-fonds de Subure- Rufus resta interdit l’espace d’un instant puis se ressaisit bien vite, il sortit de sa Pera((sorte de cartable en cuir.)) la lettre officielle de son père et rétorqua :
– Puisque tu es Pontifex Maximus, tu ne peux que reconnaître le sceau d’un sénateur romain, regarde donc un peu ce cachet de cire !
L’hilarité générale n’était plus de mise, le planton se saisit de la lettre et examina le cachet. Le doute imposa le silence seulement interrompu par quelques raclements de gorge gênés.
– Quintus ! Va me chercher le Tesserarius((sous-officier chargé du mot de passe et pouvant faire office de chef de poste.)) de garde, il dit peut être vrai !
Le malentendu résolu, Rufus accompagné du Tesserarius franchit la porte d’entrée, pénétrant à l’intérieur de l’enceinte par la Via praetoria((axes principaux d’un camp romain. En principe via praetoria, nord/sud et via principalis, est/ouest.)) qui menait directement aux quartiers du légat.
Bien sûr, ce n’était pas Rome, mais ce camp donnait l’impression d’être une ville à lui seul ou plutôt une de ces nombreuses colonies que les Romains avaient au cours des siècles disséminées tout autour de la Méditerranée. Une cité faite d’un quadrillage parfait de rues ordonnées à partir de deux axes perpendiculaires se rejoignant au Principia((quartier général.)), le cœur même du castrum. L’immensité de ce camp, son aspect inachevé surprit Rufus : de l’extérieur, fossés et remparts étaient opérationnels et ne laissaient pas deviner l’énorme chantier qui bourdonnait à l’intérieur de l’enceinte.
A quelques pas de l’entrée, sur main droite, longeant la Via praetoria((axes principaux d’un camp romain. En principe via praetoria, nord/sud et via principalis, est/ouest.)), un grand bâtiment sortait à peine de terre, promettant de devenir très certainement les futurs thermes de la légion. Une énorme Chèvre((instrument de levage, petite grue.)) secondait efficacement les ouvriers dans l’accomplissement de leur dur labeur tandis que deux d’entre eux préparaient le Mortarium((mortier.)) à grand renfort de pelles et de truelles. Sur main gauche, une multitude de Papillio((papillon par extension nom donné aux tentes des légionnaires.)) parfaitement alignés soulignaient bien que l’hébergement en dur des légionnaires ne semblait pas être la priorité absolue du légat.
Rufus et le sous-officier de garde avançaient sur l’une des deux voies principales du camp, elle devait bien faire 100 Pieds de large et aboutissait au Praetorium((logements du légat.)), le quartier général de la légion. C’était, avec l’enceinte, le seul bâtiment qui donnait l’impression d’être achevé.
Le Praetorium ressemblait de loin à une sorte de temple ou plus précisément à une basilique avec ses dimensions impressionnantes, et ses colonnes majestueuses.
A peine eurent-ils gravis les quelques marches et franchi l’imposante porte d’entrée que s’offrit aux yeux de Rufus une salle monumentale de presque 200 Pieds de long, quasi déserte, qu’il lui fallut entièrement traverser pour pénétrer dans une grande cour entourée à droite et à gauche de bâtiments dont les extrémités étaient flanquées d’escaliers permettant d’accéder à l’étage.
Tout au fond, la chapelle aux enseignes, l’endroit le plus sacré du castrum. De chaque côté, toute une série de bureaux qui correspondaient aux différents services de la légion.
L’un de ces bureaux, plus vaste que les autres était gardé par deux plantons armés de pied en cap et dont l’attitude tranchait nettement avec le petit côté décontracté des factionnaires de l’entrée du camp.
« Attends-moi ici, je vais voir si le légat veut bien te recevoir ! »
Le Tesserarius pénétra dans la pièce pour en ressortir à peine une minute plus tard.
« C’est bon, tu peux entrer, on t’attend ! »
La pièce était occupée par cinq hommes, au fond à droite, assis derrière un bureau, un petit homme replet en tenue civile, la plume à la main semblait être un secrétaire. Lui faisant face, trois jeunes hommes d’une vingtaine d’années en tenue d’officier, probablement les tribuns, des jeunes gens de l’aristocratie romaine venus accomplir leur « service militaire » une étape indispensable pour leur Cursus honorum((« course aux honneurs » étapes indispensables d’une carrière politique.)). Près du bureau, le légat : plus âgé que Rufus ne se l’était imaginé, l’homme devait avoir un peu plus que la cinquantaine. Il portait une cotte de maille sombre, presque noire, partiellement recouverte d’un baudrier de cuir noir permettant à l’officier supérieur d’arborer fièrement ses décorations : cinq splendides phalères en argent, surmontés par deux torques gaulois du même métal. Le militaire portait même un Cingulum((ceinturon militaire.)) avec son Gladius((glaive.)) à gauche et un splendide Pugio((dague ; poignard.)) dont le fourreau était finement ouvragé à droite. Ses jambes étaient protégées par des Cnémides((jambières de protection (protège tibia).)) en bronze étamé. Il ne lui manquait finalement que son casque pour que l’homme soit prêt au combat.
Rufus bomba presque imperceptiblement son torse, regarda l’homme dans les yeux, déglutit le plus discrètement qu’il put et se lança :
– Salve, légat ! Mon nom est Publius Aurelius Rufus, fils du sénateur Aurelius Rufus, voici une lettre de sa part qui vous est destinée. »
En prononçant ces paroles, Rufus avait pris son air le plus décidé et le plus sérieux. Inconsciemment, il avait mimé les mêmes attitudes de son père quand celui-ci recevait ses clients dans la Domus((maison.)) familiale.
Des sourires pour tout réponse : le sourire amusé de son interlocuteur, et celui franchement narquois des tribuns. Seul, le petit secrétaire gardait un sérieux teinté d’irritation avant de prendre la parole :
– L’homme auquel tu t’adresses, jeune romain, s’appelle Marcus Julius Gallus, c’est le Centurion primipile((centurion de la 1ère cohorte et par extension centurion des centurions.)) de la VIIIème légion ! L’homme auquel tu étais censé t’adresser, le légat de cette même légion s’appelle Sextius Julius Frontinus, il se trouve que c’est moi ! »
Le visage de Rufus se décomposa, en l’espace de quelques minutes, de simples légionnaires n’avaient pas su reconnaître en lui le fils de sénateur qu’il était, et lui-même, dans une pièce où se trouvaient cinq hommes n’avait pas su identifier un légat, c’est-à-dire un officier supérieur qui avait été choisi à ce poste par l’empereur lui-même !
« Excuse-moi, légat ! » bredouilla Rufus dont le semblant d’assurance s’était évaporé à l’instant même où il comprit sa méprise : « Je croyais que… avec sa tenue militaire et toute ses décorations… Comme il est le plus âgé d’entre-vous…
– Suffit ! Jeune homme ! Nous n’allons pas passer toute la matinée sur cet incident mineur. Donne-moi plutôt la lettre du sénateur Rufus !
Pour un légat, Frontinus n’en imposait pas vraiment ! Sa voix, tout d’abord, haut perchée, elle devenait encore plus aiguë quand celui-ci s’irritait mais il eut été inconvenant et pour tout dire imprudent de s’en gausser même le plus discrètement du monde. Son allure générale, ensuite, de petite taille, court sur pattes et d’un embonpoint certain, on était loin de l’idéal de la statuaire grecque- la taille des organes génitaux peut être !- et encore dans la vie on est jamais sûr de rien…Dans ce tableau peu flatteur, une exception, le visage : des traits fins et réguliers, une bouche parfaitement dessinée et un regard vif et pénétrant, tout cela contrastait avec un corps bien peu séduisant. Ridicule en statue, Frontinus aurait fait un buste tout à fait acceptable.
Ayant pris connaissance du contenu de la lettre, le légat d’un air dubitatif dit :
« Très bien ! Puisque tu es sous la responsabilité d’un evocatus, on ne peut pas dire que tu fasses vraiment partie de la légion. Cependant, même si tu restes un civil, il te faudra te plier sans discuter à la discipline des légionnaires : pas de passe-droit, pas de privilèges… Mais de ce côté-là, je crois connaître ce Jactor et je te promets bien du plaisir ! Tu peux disposer, un de mes hommes va te mener jusqu’à « ton protecteur », tu seras désormais sous son entière responsabilité ! »
Sur ces mots, Frontinus reprit ses occupations comme si l’importun n’avait jamais existé.
A peine sorti du Praetorium, le nouveau guide conduisit le jeune homme sur la via principalis en direction de la Porta sinistra((porte de gauche.)) où se trouvaient le casernement des evocati. Rufus savait bien peu de chose sur ce « corps spécial » de la légion : il connaissait l’essentiel, c’étaient d’anciens légionnaires qui, leur temps accompli, rempilaient avec des conditions spéciales bien avantageuses. Il profita du court trajet pour glaner auprès du légionnaire qui l’accompagnait quelques informations supplémentaires.
« Les evocati ?… Des petits malins oui ! Qui ont su rempiler avec des conditions qui font rêver n’importe quel légionnaire ! C’est le légat qui les a choisis…En fonction de « leurs compétences » qu’il dit toujours ! Pour certains oui …Mais la plupart sont d’affreux lèche-Caligae((chaussures du légionnaire.)) qui veulent rester dans la légion avec une solde bien meilleure, une tente personnelle comme les centurions et le tout sans faire aucune corvée ! Si je pouvais mon gars… Crois bien que c’est ce que je ferais !!! Tiens, voilà leur casernement, je te laisse ici, tu n’as qu’à demander à n’importe qui, le gaillard est connu comme le loup blanc ! »
N’importe qui ? Le premier venu alors ! Ce grand gars un peu déplumé par exemple…
« Dis-moi, mon brave… sais-tu où je pourrais trouver l’evocatus Jactor ? »
Le bonhomme toisa Rufus d’un regard méfiant et répondit :
« Et qu’est-ce que tu lui veux à Jactor ?
– Ca ne te regarde pas ! Dis-moi simplement où il est ! » Apparemment, cette réponse lui déplut, il réfléchit un court moment…
– Demande Cadurcus… Lui sait où il se trouve…
– Et où je peux le trouver ce Cadurcus ?
– Sous le Contubernium((tente regroupant 8 légionnaires par extension, groupe de 8 légionnaires.)) là-bas ! Il est en train de jouer aux dés mais attends qu’il ait fini la partie sinon il va t’envoyer paître ! »
Rufus s’approcha de la tente, l’animation y était extrême. Des rires à foisons, des plaisanteries bien grasses, des exhortations à tous les dieux, des exclamations suivis aussitôt de jurons dont le sens ne pouvait être compris que par des gaulois ou bien des légionnaires, à moins qu’il ne faille être les deux à la fois. Le plus petit tripot que Rufus ait eu l’occasion de voir, lui qui, pourtant en avait fréquenté un grand nombre à Rome, et pas toujours des plus reluisants d’ailleurs. Les hommes jouaient aux dés, avec une ferveur qui aurait pu surprendre même un grec. Pas question d’interrompre le jeu, ne serait-ce qu’un bref instant ; il fallait patienter.
Cette attente permit toutefois d’identifier Cadurcus : c’était de loin le plus excité de tous, tenant avec frénésie le Fritilus((gobelet (limite la triche aux jeux de dés).)), chaque coup de dés était depuis un petit moment déjà, synonyme pour lui de succès, un véritable état de grâce !
Cadurcus, cela se reconnaissait sans problème à son accent, était gaulois. Les cheveux noirs contrastaient avec sa peau blanche légèrement parsemée de tâches de rousseur. Des yeux presque aussi noirs que sa chevelure brillaient de contentement, il jouissait… Cet homme est fait pour jouer aux dés. Sa chance insolente prit cependant fin. Aussitôt, le joueur redescendit sur terre, comme groggy, la petite lueur qui brillait dans ses yeux avait disparu comme par magie faisant place à un regard vide, inexpressif. Cadurcus sortit du Contubernium, la démarche mal assurée comme s’il avait bu. Rufus profita de l’aubaine et l’interpella :
« Oh Cadurcus ! Je me nomme Rufus et je désirerais que tu me conduises à Jactor !
– C’est le grand gars là bas, un peu déplumé, tu ne pouvais pourtant pas le manquer !
– Comment ? Lui !!! »
L’exaspération ! C’est cela même ! L’exaspération ! Depuis que Rufus était arrivé au camp de la VIIIème légion Auguste, tout se déroulait comme dans un cauchemar, oh, pas un terrifiant où gorgones et harpies cherchent à vous détruire… Non ! Un de ceux dont on ne se dépêtre pas, un de ceux où tout en rêvant on se dit : « Mais tu vas te réveiller bon sang !!!!»
Épisode II : Bizutage façon Jactor…
Lucius Cornelius Jactor se tenait face à Rufus, visiblement satisfait de l’amusant petit tour qu’il venait de lui jouer.
C était un grand gaillard, la quarantaine robuste, un romain de Rome, mais pas un authentique… Certains traits de son visage trahissaient son ascendance gauloise. Les tempes franchement grisonnantes et un début de calvitie encadraient un visage plein de vie : quelques rides, une solide paire de joues et des yeux moqueurs où l’ironie se cachait avec peine derrière un regard qu’il aurait voulu d’acier. Des jambes et des bras puissants encadraient un corps plein de vie que la fuite en avant du nombril empêchait définitivement de qualifier de juvénile.
« Qui es-tu ? Que me veux-tu ? » L’humeur n’était pas à la plaisanterie…
« Je suis le fils de Publius Aurelius Rufus, un de tes vieux amis, tu as dû me voir chez mon père une ou deux fois il y a une dizaine d’années. »
Tandis qu’il se présentait, Rufus cherchait fébrilement dans sa pera la lettre paternelle adressé à ce cerbère. Après un court instant, il la lui tendit :
« Voici pour toi une lettre de mon père »
Jactor, après avoir fait sauter le sceau de cire, déroula le papyrus et commença une lecture interminable. Non que l’evocatus ne sache pas bien lire, au contraire, il prenait visiblement plaisir à découvrir les lignes écrites par son vieil ami. Une fois la lecture achevée, il se mit à réfléchir un moment puis tout à coup :
« Montre-moi la paume de tes mains jeune Publius Aurelius Rufus ! »
Assez surpris, le jeune homme s’exécuta néanmoins sans trop réfléchir.
« C’est bien ce que je pensais… Des mains aussi douces que celles d’une pucelle égyptienne ! Ton père m’a chargé de faire de son fils un vrai citoyen romain mais je crois tout simplement que je vais commencer par faire de toi un homme ! »
Jactor se retourna, semblant chercher quelqu’un du regard :
« Cadurcus ! Où es-tu caché gredin ? Feignasse de Gaulois ! Si je te laissais faire, tu passerais ton temps à jouer aux dés et à siffler de la Posca((mélange de vinaigre et d’eau : boisson habituelle du légionnaire romain.)) à t’en rendre malade… Ah ! Te voilà ! Je te quitte des yeux l’espace d’un instant et tu en profites pour chercher à t’éclipser… Je te confie ce jeune homme, c’est un fils de sénateur mais je te charge de lui faire découvrir les travaux de terrassement de notre camp. »
Rufus aurait juré avoir vu un sourire illuminer le visage du Gaulois. Jactor qui tournait le dos au jeune romain pivota brusquement et s’approcha de lui, si près qu’il put sentir une haleine chargée d’ail :
« Cadurcus est mon affranchi, mon âme damnée pour tout dire… Jusqu’à nouvel ordre de ma part, tu travailleras avec lui ! »
Rufus ne ressemblait pas à un colosse loin de là, mais il était incontestablement bien bâti. Des épaules larges, un torse développé et des jambes puissantes, il eut pu, avec un peu plus d’assiduité à la Palestre((lieu où s’entraînaient les jeunes romains souvent à proximité ou dans les thermes.)) devenir un bel athlète. Sa condition physique lui aurait permis d’être un Tiro((jeune recrue qui fait ses classes avant de devenir légionnaire à part entière.)) tout à fait convenable, cependant la semaine qui l’attendait allait être pour lui un enfer total qui l’amènerait aux limites de l’épuisement. Cela, Jactor le savait déjà. Il avait confié le fils de son vieil ami au plus sadique des contremaîtres du camp : Cadurcus, un pas tendre ! Un abîmé de la vie ! Un ancien esclave qui, pour l’occasion, pouvait donner des ordres à un fils de sénateur… Pelle, pioche, Dolabra((outil qui tient à la fois de la hache et de la pioche.)), tranche gazon, des instruments de torture quasi-inconnus pour un jeune citadin débauché, voilà ce qui attendait Rufus !
Au fil des jours, des ampoules énormes boursouflèrent les paumes de ses mains, des muscles dont il ignorait jusqu’à l’existence se firent cruellement sentir. La nourriture, suffisante, à défaut d’être copieuse était très loin du raffinement des maisons aristocratiques romaines. Rufus dormait sous la même tente que Cadurcus et cinq autres individus du même acabit. Deux d’entre eux, au moins, ronflaient encore plus fort que Scipion le vieux Mâtin de Neapolis((Mâtin de Naples, énorme chien qui servait parfois pour la chasse aux esclaves ou pour sécuriser les domus romaines.)) du Janitor((concierge ou portier, presque toujours un esclave, parfois enchaîné près de la porte d’entrée.)) de la domus familiale. Ces ronflements épouvantables qui le faisaient pouffer de rire chaque fois qu’il rentrait plus ou moins ivre à la maison aux premières lueurs de l’aube, finissaient ici, par troubler un sommeil qu’il aurait voulu réparateur. Inutile de se rebeller, ici, il n’était rien… Se plaindre, eut été inconvenant de la part d’un fils de patricien, débauché, certes, mais pas décadent… on a sa fierté ! Creuser, encore creuser, toujours creuser, tasser de la terre, transporter des blocs de pierre, le tout sous le regard moqueur de ceux dont c’était depuis des Lustres((lustrum (i) en latin, période quinquennale à l’issu de laquelle les censeurs de Rome affermaient les biens de l’Etat, l’expression depuis des lustres vient de là.)) l’occupation journalière et puis à nouveau creuser, toujours cr…. !
Rufus haïssait ce Jactor, le « plus méchant de tous les hommes », son père qui avait eu l’idée saugrenue de l’envoyer dans ce trou à rat, ce Cadurcus, vulgaire et sadique et tous ces militaires qui pullulaient dans le camp. Mais il ne craquerait pas ! Oh non ! Il ne leur ferait pas ce plaisir, plutôt crever !!! On serre les dents et on creuse, jusqu’aux enfers s’il le faut, mais on creuse ! Sa fierté poussa même Rufus au zèle, il voulait prouver à tous qu’il pouvait non seulement faire autant que les autres mais même plus ! Fatalement, l’épuisement vint à bout de sa morgue, il se blessa avec le tranchant d’une Dolabra, entaillant profondément son pied gauche. La douleur fut intense, il ne cria pas ou très peu, mais on comprit rapidement autour de lui que l’affaire était grave. L’infortuné jeune homme fut emmené à l’hôpital militaire du camp.
Situé à proximité de la Porta decumana((porte Nord.)), le Valetudinarium((hôpital militaire, c’est une invention de la légion romaine.)) faisait partie avec les Horrea((entrepôts.)) et le principia des seules constructions en dur terminées. Les murs de son enceinte carrée étaient en pierres blanchies à la chaux. La porte d’entrée donnait sur une vaste cour intérieure pavée encadrée par une galerie de petites arcades qui surplombaient un muret blanc d’environ trois pieds de hauteur. La quasi-totalité des pièces qui composaient cet hôpital étaient en fait des chambres de malades, de blessés ou de convalescents. Alors qu’en temps normal, les légionnaires s’entassaient par huitaine dans une toute petite chambrée à peine plus grande que la tente qui les hébergeait dans les Castrae aestivae(((castra aestiva au sing.) camp de marche des légions romaines.)), ici, les « pensionnaires » avaient droit à une chambre individuelle ou double au maximum. Même les couvertures en laine blanche et les lits paraissaient de bien meilleure qualité que ce qu’utilisait habituellement le Vulgus militum((la foule des soldats.)).
Rufus, supporté par deux terrassiers fut conduit jusqu’aux quartiers du Capsarius((Pharmacien.)) Pollex dont la réputation de guérisseur miraculeux des plaies et des bosses était connue de tous. Le Valetudinarium((hôpital militaire, c’est une invention de la légion romaine.)) de la légion VIII comptait dans ses effectifs un certain nombre de medici plutôt compétents mais chaque fois que cela était possible, les légionnaires préféraient confier leur corps endolori aux soins de Pollex, un presque vieil homme qui possédait sur ses collègues plus jeunes l’avantage d’une longue expérience. Il avait été longtemps Medicus ordinarius((Medicus (i) et medicus ordinarius : médecin. L’ordinarius est probablement un chirurgien opérant pendant les combats.)) et avait même eu l’occasion d’exercer son art sur un champ de bataille quand le combat faisait rage.
Mais à presque cinquante ans, Pollex aspirait maintenant à une vie plus sédentaire. Depuis quelques temps déjà, la presbytie l’empêchait de procéder à des opérations chirurgicales délicates. C’est tout naturellement qu’il s’était tourné vers la pharmacie. La préparation d’onguents et de potions diverses pour toute la légion l’occupait quotidiennement, lui et les trois Optio Valentudinarii(((valetudinarius au sing.) assistant du médecin, infirmier.)). Toujours une bonne blague à la bouche, Pollex et son humour décalé avait le don de mettre à l’aise le nouvel arrivant souvent mal en point. Sa figure souriante et prévenante contribuait déjà à améliorer le moral, la science du médecin-pharmacien faisait le reste.
« Tiens ? Encore un gladiateur qui a voulu faire le malin face à notre primipile ! On ne vous a jamais dit que notre Gallus était un redoutable casse-pieds ? Non….Visiblement ! Le pied gauche en plus ! Ça porte bonheur il paraît ! Bon…Alors…Apollon ? Esculape((dieu de la médecine.)) ? Ou la Bona Dea((la bonne déesse, déesse de la fécondité (entre autres).)) ? Vous êtes bien venu pour une prière de guérison non ? »
Rufus souffrait trop pour rire de bon cœur contrairement à ses deux « béquilles » qui, visiblement appréciaient ce genre de mise en boîte.
« Allongez- le sur ce lit, je vais voir ce que je peux faire… J’ai une excellente plaisanterie pour vous deux… Vous pouvez retourner travailler ! »
Pollex examina la blessure et vérifia la présence éventuelle d’une fracture.Une fois la plaie lavée nettoyée à l’eau vinaigrée puis consciencieusement désinfectée au sel, Rufus eut droit à un baume à base de miel, de cire d’abeille et de lait. Puis son pied fut bandé jusqu’à la cheville. La blessure était sérieuse, des béquilles lui furent prêtées pour les trois semaines à venir. Jactor, probablement alerté par Cadurcus se présenta à l’entrée du Valetudinarium où il fut aussitôt dirigé vers l’officine de Pollex. Après s’être renseigné auprès du pharmacien sur la gravité de la blessure, il rendit visite à son « protégé » :
« Montre-moi tes mains ! »
Rufus fut trop estomaqué pour s’indigner : « voilà le responsable de toutes mes misères et au lieu de me demander ce qu’il en est de ma blessure au pied, il s’intéresse à mes mains ». S’apitoya le jeune patricien dépité par tant d’indifférence mais qui obtempéra malgré tout.
« Fort bien ! Voilà des mains qui commencent à prendre l’aspect de celles d’un honnête travailleur… Dès que tu seras remis sur pied, trois semaines m’a-t-on dit… Tu débuteras ta formation d’agrimensor. Jusqu’ici j’ai fait marcher tes muscles, désormais je ferai fonctionner ton cerveau ! D’ici là, repose-toi au mieux… Salve Rufus le jeune »
Ainsi donc, cet accident mettait fin au supplice ! La douleur handicapait fortement Rufus mais le repos n’était pas pour lui déplaire. Il profita de cette longue inaction pour écrire à sa mère, ce qu’il aurait dû faire déjà, dès son arrivée. Comment lui présenter les choses sans trop l’inquiéter…
« Salve ma chère petite maman,
Je suis arrivé au camp depuis déjà une bonne quinzaine de jours et je profite de quelque temps de libre pour t’écrire cette lettre.
Le voyage m’a paru interminable, je n’ai jamais passé autant de temps sur un bateau.
Le camp de la VIIIème légion est perdu, loin de tout et même si l’on y trouve le nécessaire, cela reste très militaire. Autant te dire que ma chère Rome et ma famille me manquent beaucoup mais je commence à réaliser que mon ancienne vie plutôt noctambule ne pouvait pas durer éternellement. Comme tu le sais je suis placé sous les ordres de Lucius qui prend bien soin de moi. Je ne sais pas quand je pourrais retourner à Rome pour enfin revoir ma chère mère et mes sœurs, je pense que dès que ma formation sera achevée je pourrais revenir au moins quelques temps mais rien de certain.
Je pense très fort à vous. Embrasse mes sœurs de ma part.
Vale((Porte toi bien.))… Ton petit Publius »
Et c’est à peu près tout ! Mais que lui dire d’autre… Qu’il en voulait énormément à son père de l’avoir exilé dans ce trou à rats ? Que Jactor était en fait un sadique obnubilé par la paume de ses mains ? Qu’il s’était ridiculisé auprès de l’Etat Major en n’étant pas capable lui, fils de sénateur, de reconnaître un légat ? Que ses « camarades de chambrée » étaient des rustauds de Gaulois bredouillant un latin de cuisine à la limite du grotesque ? Qu’il en avait été réduit, lui, le patricien, à remuer la terre comme le dernier des esclaves ? Qu’il s’était blessé avec une Dolabra s’entaillant profondément le pied gauche ? Que depuis qu’il avait quitté Rome il n’avait plus eu l’occasion de soulager ses Testiculi(((testiculus au sing.) Est-il vraiment besoin de traduire ?)) dans les bras de quelque prostituée ? Finalement, la somme de tout ce que l’on ne peut pas écrire à sa chère mère réduit considérablement la longueur de cette lettre.
Épisode III : Calpurnia…
Cela faisait cinq jours que Rufus se morfondait au valetudinarium de la VIIIème légion. Pensionnaire obligé, il passait le plus clair de ses journées à chercher un peu de compagnie auprès des légionnaires les plus valides qui déambulaient souvent avec peu de prestance le long des galeries de l’hôpital. Avec ses béquilles et son pied endolori, il se trouvait fort limité dans ses déplacements. Inutile d’envisager un long périple : une trentaine de pas de part et d’autre de sa chambre, c’était le grand maximum. La station debout, trop longtemps maintenue, lançait une douleur intense au niveau de son coup de pied traumatisé. Il avait pu une fois s’enhardir sur une bonne cinquantaine de pas pour aller voir un ex-voto planté de l’autre côté de la cour. Arrivé suffisamment près, il put lire gravé sur la pierre :
« Les hommes pieux qui veulent verser leur obole à Esculape n’ont qu’à la mettre dans ce trône ; avec cela on fera une offrande quelconque à Esculape. »
Pfff ! Comme si Esculape ou toute autre divinité pouvaient être d’un quelconque secours pour les éclopés de ce valetudinarium pensa-t-il avant d’insérer un Dupondius((monnaie romaine en cuivre correspondant à deux As ou à un demi sesterce ( pièce de relativement peu de valeur pour un patricien fils de sénateur).)) dans le tronc : après tout, on ne sait jamais, et puis inutile d’offenser les dieux avec des pensées impures. Les rares conversations qu’il pouvait avoir avec les légionnaires malades ou blessés s’achevaient bien vite. Pas le même milieu social, ni les mêmes origines, pas la même culture, ni le même accent… Seuls les officiers supérieurs et quelques rares centurions venaient de l’Urbs((ville ; ici la ville de Rome.)) comme lui et certains avaient pu fréquenter les mêmes tripots ou les mêmes lupanars, à coup sûr matière à discussions bien plus passionnantes !
Au comble de l’ennui, il en venait presque à regretter les travaux de terrassement, Rufus fit une découverte propre à chasser la morosité quotidienne : depuis deux jours déjà, il l’avait aperçue furtivement mais à chaque fois il se trouvait trop loin pour l’apprécier à sa juste valeur. Ce coup-ci, la chance était avec lui. Instinctivement, il avait su se trouver au bon endroit et au bon moment. Il l’avait vue entrer chez le capsarius, il lui suffisait donc d’être à proximité de la porte à sa sortie pour pouvoir l’admirer. Une femme ! Une romaine qui plus est ! La prestance et la tenue d’une patricienne ! Dans un camp de légionnaires romains cela tenait presque du miracle. Seuls les légats et éventuellement quelques tribuns pouvaient être accompagnés par leurs épouses lors de leurs affectations diverses. Rares, cependant, étaient les femmes suffisamment amoureuses ou dociles pour suivre leurs époux aux confins de l’Empire. La plupart du temps, les officiers préféraient les laisser à Rome et prendre une ou plusieurs esclaves locales pour assouvir leurs appétits sexuels. Mais là ! Pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de Rufus, c’était bel et bien une romaine qu’il avait aperçue, Il lui suffisait donc d’être patient…
Elle sortit, il croisa son regard, ses yeux gris vert et ne remarqua même pas que cette créature aurait presque pu être sa mère. Elle devait avoir environ trente-cinq ans, un âge mûr pour une romaine, canonique pour une esclave. Chez une patricienne par contre, plutôt protégée des aléas de la vie, la peau pouvait encore être douce et presque lisse. Ses cheveux châtain foncé bien entretenus et savamment coiffés contribuaient à souligner son port de tête gracieux et altier. Cette ravissante personne n’avait probablement pas eu à supporter les affres de multiples accouchements : son ventre était plat, les seins encore fermes et les hanches n’avaient que modérément eu à souffrir du poids des ans. C’était du moins ce que laissait entrevoir une Stola((longue robe portée par les matrones romaines.)) orange vif plutôt moulante tout en sachant rester sage comme en portaient toutes les matrones qui voulaient être à la dernière mode de Rome. Rufus eut suffisamment de temps pour contempler son visage. Quelques rides d’expressions autour d’une bouche sensuelle, de très légères pattes d’oies, un nez un peu long, légèrement aquilin mais plein de charme. Le « temps qui passe » s’était comporté avec la dame comme le plus parfait des gentlemen : il n’avait pas eu l’outrecuidance de faire croire à tous à une jeunesse perdue. Au contraire, à coup de petites touches discrètes, il avait apporté davantage de noblesse et de charme à un visage déjà élégant.
Leurs regards se croisèrent mais Rufus ne lui adressa pas la parole. Pour la première fois de sa vie, il était timide devant une dame. Petit garçon, il minaudait devant les amies de sa mère, se cachait parfois derrière elle ou rougissait quand on lui adressait la parole mais très vite, il cherchait à se rendre intéressant testant sans le savoir son pouvoir de séduction de petit démon angélique. Adolescent, il lui fallait affirmer sa virilité plus auprès de ses camarades que des demoiselles qu’il fréquentait. Jeune homme, il trouva plus pratique et plus jouissif de perfectionner « l’art de la chose » auprès d’exotiques lupae : pas de sentiments ou si peu et de l’action… Beaucoup d’action ! Etait-il en train de devenir adulte ou les circonstances s’y prêtaient-elles ? Toujours est-il que Rufus éprouva en un seul regard pour une femme de quinze ans plus âgée un sentiment étrange qu’il ignorait jusqu’alors. Il se renseignerait : qui était-elle ? Comment la rencontrer ? Comment parviendrait-il à la séduire ? Désormais, il avait un but, guérir au plus vite, bien plus intéressant que de tenir compagnie à cet affreux Jactor. Celui-ci ne tarda d’ailleurs pas à se manifester. Alors que la belle s’éloignait déjà, le plus méchant de tous les hommes fit son apparition accompagné par trois de ses « sbires ». Parmi eux, Cadurcus qui tenait un bien étrange appareil tandis que les deux autres transportaient de longs jalons qui devaient bien faire dix pieds de long.
« Mon petit Rufus….entonna Jactor d’un air à la fois joyeux et décidé… Puisque tu ne peux pas trop te déplacer pour l’instant et que j’ai moi-même aujourd’hui quelque temps de libre, tu vas recevoir ton premier cours ! »
A cet instant même, l’esprit du jeune homme ne le prédisposait pas vraiment à ce genre d’occupation, mais avait-il le choix ? Pouvait-il se permettre de snober son nouveau tuteur alors que celui-ci commençait, lui semblait-il, à quelque peu s’adoucir… Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Rufus décida de se montrer un élève attentif à défaut d’être passionné. Il prit les devants et posa la question qui s’imposait :
« Quel est donc cet étrange appareil entre les mains de Cadurcus ?
– Ça fiston ! Ça s’appelle une Groma((Instrument de mesure servant à l’alignement de jalons et aux relevés angulaires.)) et c’est l’instrument de base de tout agrimensor qui se respecte ! »
– Et les grandes perches qui l’accompagnent sont des jalons que nous appelons Decempedae((jalon de pieds romains soit 2m98 qui servait à la fois pour les mesures et pour les alignements de jalons.)) parce qu’ils mesurent dix pieds et servent à effectuer des mesures mais aussi à pratiquer l’alignement de jalons » rajouta Cadurcus qui s’était cru obligé de signaler sa présence par cette remarque.
Fiston ??? Rufus n’en croyait pas ses oreilles ! Cet ogre insensible et sadique a bien prononcé le mot « fiston » ? Ce « père de substitution » ne manquait pas de toupet : après l’avoir condamné aux travaux forcés, ne voilà t-il pas qu’il faisait dans le paternalisme bon enfant maintenant !!!
« Et comment fonctionne ce curieux instrument père Jactor ? »
Ce dernier fort surpris par ce qualificatif familier marqua un temps d’arrêt puis répondit :
« Eh bien… Comme tu peux le constater, la partie supérieure de l’instrument est composée d’une croix à quatre branches perpendiculaires de dimensions égales qui servent d’équerre de direction ; à chacune des branches est suspendu un Perpendiculum.((nom donné au fil à plomb.)) »
En même temps qu’il expliquait, Jactor montrait du doigt les différentes parties de la Groma :
« Ce dispositif est fixé sur le bras de recherche métallique que tu vois là et qui est relié à un long pied servant à la mise en station. Suivant la consistance du terrain, le pied muni d’une pointe à son extrémité inférieure peut être fiché en terre ; mais si le sol est trop instable ou trop dur comme dans cette cour, on peut utiliser à un trépied métallique pour stabiliser le tout. »
Pas de doute, l’homme connaissait son sujet. Rufus n’eut même pas le temps de poser une autre question, Jactor poursuivait :
« Une fois la Groma installée à l’endroit souhaité par l’agrimensor et l’équerre de visée positionnée dans la direction voulue, les opérations peuvent commencer : dans l’axe de visée de l’oeil, le premier fil à plomb cache le second fil et tout jalon ou toute perche positionné dans cet axe est forcément aligné par rapport aux fils à plombs qui ont servi pour la visée. On peut ainsi obtenir un alignement parfait de perches sur une distance raisonnable. Mais… Je pense qu’une bonne démonstration vaut mieux qu’un long discours… Allez ! Les Horribile(((horribilum au sing.) affreux !)), en place. Vous connaissez la manœuvre… Au boulot ! »
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la Groma était mise en station et les porteurs de jalons attendaient à leur poste, prêts pour la démonstration. Rufus s’approcha de l’appareil, avec l’aide de Jactor. Il allait procéder à son premier alignement de Decempedae… Dans la cour d’un valetudinarium, sous l’œil étonné des rares éclopés de la légion qui déambulaient sous les arcades des galeries.
« Maintenant que tu as compris le principe de fonctionnement de cet instrument, je vais pouvoir te laisser un manuscrit qui m’est fort précieux, il a été écrit par Hyginus Groma ticus et traite de toutes les opérations de cadastration et de bornage qui peuvent être réalisées grâce à la Groma . »
Joignant le geste à la parole, l’evocatus tendit à son protégé un imposant Volumen((rouleau, le plus souvent à base de papyrus qui est déroulé horizontalement, en tenant la partie du rouleau qui correspond au début du texte dans la main gauche, la fin dans la main droite, le texte écrit par blocs se suivant à l’horizontal.)) : de quoi occuper son séjour forcé entre ces murs.
De l’occupation pour les jours à venir, mais la préoccupation majeure d’Aurelius Rufus le jeune était de tout autre ordre : Qui était cette belle inconnue ? Le mieux serait de demander à Pollex, après tout, ne venait-elle pas de sortir de son officine ? Rufus devança l’heure des soins. N’y tenant plus, il se dirigea vers l’antre du capsarius. Il prétexterait une douleur pénible…
« Salve ! Capsarius ! Je viens te voir car j’aurais besoin de calmer la douleur de mon pied blessé, je me le suis cogné contre une marche et il me fait mal !
– Je vais appliquer sur ton pied un morceau de viande de bœuf cru pour apaiser la douleur du coup, puis j’appliquerai un onguent et referai ton bandage…Mais ne fais pas trop ta « chochote »…Nombreux sont ceux qui sont en plus mauvais état que toi ici !
– Dis-moi, Pollex… Qui est cette charmante romaine que tu soignes ? Je l’ai croisée il y a quelques minutes !
– Je te vois venir de loin jeune coq ! Pas la peine de pointer ta crista((crête.)) dans sa direction ! La belle Calpurnia est propriété privée du légat. Si tu ne veux pas finir à la broche je te conseille d’éviter la parade nuptiale. Frontinus est du genre jaloux irascible dès qu’on approche de sa femme ! Je te suggère plutôt dès que tu iras mieux et si ça te démange trop d’aller faire un tour dans les Cannabae((barraquements informels installés près d’un camp romain où s’installaient artisans, commerçants ou famille plus ou moins officielle de légionnaires.)) proches du camp, tu y trouveras quelques gauloises fort accortes qui se damneraient pour sortir avec un fils de sénateur romain ! »
La femme du légat… Rien que ça ! Rufus était en train de s’imaginer la tête de son père s’il apprenait que son fils courtisait l’épouse d’une des personnalités en vue au palais de l’empereur. Les mœurs de l’époque de Messaline((Femme de l’empereur Claude, réputée pour sa débauche sexuelle.)) étaient passées de mode dans l’entourage du « vertueux » Vespasien. L’odeur du scandale l’amusait bien plus que les conséquences néfastes qu’il pourrait entraîner ne l’inquiétaient. Bien plus que toutes ces considérations, un sentiment très fort envahissait Rufus : il lui fallait posséder cette femme. Il ne savait pas très bien si c’était pour une nuit ou pour la vie mais il la lui fallait.
Le destin allait lui donner un sérieux coup de pouce. Sextius Julius Frontinus devait partir la semaine suivante pour Lugdunum. Le légat envisageait déjà la suite de sa carrière : il souhaitait obtenir le poste de curateur des eaux à Rome mais pour cela, il lui fallait acquérir quelques compétences dans le domaine. Il allait donc passer deux mois près de la capitale des Gaules à étudier les différents aqueducs qui la pourvoyaient en eau.
Épisode IV : Ajax savait tout !
Calpurnia était seule. Son mari avait épousé une fille de l’aristocratie romaine qui servait son ambition politique. Il exhibait volontiers sa femme en bonne société. Frontinus n’avait jamais su l’aimer, il n’avait jamais su aimer personne à part lui…
Calpurnia avait eu un enfant, elle avait accouché le jour de ses vingt ans : un fils qui n’avait pas vécu plus de six mois. Depuis, plus rien. Rien qu’un mari jaloux, incapable de tendresse ou d’affection. Quelques rares amies, toutes restées à Rome. Son intimité dans ce castrum se résumait à ses cinq esclaves « personnelles » : deux grecques, deux gauloises, une nubienne et une germaine. Toutes dévouées et dociles mais, malgré la proximité quotidienne, le statut social, s’il n’interdisait pas le respect mutuel, faisait toutefois obstacle à une véritable amitié. Les seuls « vrais » Romains qu’elle côtoyait à l’occasion étaient les tribuns, de jeunes blancs-becs qui se prenaient tous pour des guerriers de l’Illiade alors que la plupart ne faisait plus illusion une fois leur cuirasse musclée enlevée. Quoi de plus horripilant pour une femme, que des officiers d’opérette qui se prennent pour des héros grecs. Il y avait bien quelques femmes de chefs gaulois qui lui rendaient visite à l’occasion, malheureusement, leur latin approximatif et leurs préoccupations provinciales ennuyaient profondément la patricienne exilée de Rome. Tout cela durait depuis bientôt deux ans, deux ans de solitude, d’ennui profond. Un papillon prisonnier dans sa chrysalide et qui aurait dû s’envoler depuis bien longtemps déjà…
Quand elle fit connaissance de Rufus au valetudinarium où elle se rendait quotidiennement, le jeune homme l’amusa : il était séduisant, son insouciance et son humour firent mouche, et puis, surtout, ce n’était pas un militaire. Sa longue présence dans le camp de la VIIIème légion entourée d’hommes souvent casqués, armés et cuirassés avait fini par la persuader qu’elle était retenue prisonnière dans une forteresse éloignée de Rome.
Frontinus du côté de Lugdunum, Rufus au repos forcé, les circonstances étaient idéales pour faire plus ample connaissance. Leurs rencontres quotidiennes étaient fort brèves, quelques minutes… une durée plus longue eut été suspecte et la femme du légat à l’instar de celle de César se devait d’être au dessus de tout soupçon. Au fil des jours, ces quelques instants étaient attendus par tous deux avec de plus en plus d’impatience. Aux conversations anodines et innocentes du départ, succédèrent bientôt les confidences puis les mots doux jusqu’au jour où Rufus osa une blanditiae((caresse.)) qui ne fut pas repoussée bien au contraire…
Les jours passèrent et ce maudit pied guérissait. Rufus quitterait bientôt à son très grand regret un asile où il s’ennuyait presque en permanence. Il n’avait droit qu’à quelques minutes de bonheur par jour mais cela lui suffisait. Le reste du temps il potassait le volumen que lui avait confié Jactor. Il lui semblait plus prudent de s’intéresser sérieusement à l’ars metendi agris((« l’art » de mesurer les terres.)) : la manipulation d’une groma étant bien moins épuisante que le terrassement, mieux valait montrer au plus méchant de tous les hommes une certaine motivation, on ne sait jamais !
Rufus avait aussi fini par comprendre que la durée son séjour dans ce camp dépendait de la rapidité à laquelle il apprendrait ce nouveau métier. Ce qui n’était pas sans lui poser un problème de choix : partir au plus vite et retrouver sa Rome ou rester le plus longtemps possible pour partager quelques trop rares minutes avec son ange…
Le jour fatal arriva : Rufus quittait définitivement le valetudinarium. Son pied beau comme un aureus((monnaie romaine en or.)) neuf, il pouvait désormais gambader à sa guise. A sa guise ou presque…Son souhait le plus cher aurait été de se diriger vers le praetorium où demeurait sa belle… Au lieu de cela, il lui fallait rejoindre son « bourreau » et ses adjoints.
Les deux tourtereaux s’étaient mis d’accord : ils pourraient se revoir nuitamment et dans le plus grand secret, ce qui n’était pas pour déplaire à Rufus. Une porte non gardée de l’aile ouest permettait d’accéder aux horti(((hortus au sing.) jardins d’agrément.)) communs au principia et au praetorium.
Nul doute que vers la media nox((minuit.)), ils seraient seuls au monde.
Une surprise attendait le futur agrimensor à son retour au campement des evocati. Cadurcus sortant d’une tente lui apparut à moitié défiguré par un splendide œil au beurre noir qui virait au multicolore à dominante jaunâtre et violacé. L’hématome empêchait même le malheureux de garder l’œil ouvert :
« Que t’est-il donc encore arrivé mon brave Cadurcus ? demanda Rufus l’air à la fois amusé et désolé.
– C’est l’abominable Jactor qui a encore frappé et fort ce coup-ci !
– Et qu’as-tu donc fait pour déclencher son ire ?
– Je lui avais simplement dit alors que nous soulevions ensemble une lourde poutre en chêne qu’il est plutôt en forme pour un quinquagénaire…
– Et alors ?
– Ben… Il n’a pas encore quarante-cinq ans ! »
L’accueil que fit Jactor à son protégé fut bien plus pacifique. Après s’être assuré que Rufus avait bien étudié le volumen qu’il lui avait prêté, l’evocatus récupéra son bien le plus précieux et informa Rufus de son intention de l’envoyer faire des relevés cadastraux à quelques milles du camp. Cela impliquait un départ aux aurores et un retour au camp à la nuit tombée. De si longues journées, lui assuraient en contre partie des soirées entièrement libres…
Les rencontres clandestines entre Calpurnia et Rufus furent des plus discrètes : personne, pas même les esclaves de la patricienne ne pouvait se douter de quoi que ce soit. Elles durèrent. Du moins tant que dura l’absence de Frontinius. Le légat avait beaucoup appris sur les aqueducs autour de Lugdunum et, fort satisfait, il décida de prendre le chemin du retour. Un commandant de légion lorsqu’il se déplace même en petit comité dans une Gaule pacifiée ne passe jamais inaperçu. Une centurie((80 légionnaires sous le Haut-Empire (+ 20 valets d’armes). Effectif théorique.)) complète de la première cohorte, tous des légionnaires d’élite l’accompagne systématiquement : prestige oblige ! Ajoutons à cela une camarilla obséquieuse de clientis(((cliens au sing.) hommes libres placés sous le patronage d’un patricien.)) locaux suivant « l’ami de l’Empereur », un tel cortège se sentait bien avant qu’on eût pu l’apercevoir à l’horizon. Tout le castrum savait ! Le légat n’allait pas tarder à arriver. Les quelques petites mauvaises habitudes prises en son absence, à quelque niveau hiérarchique que ce soit devaient disparaître au plus tôt. Mieux même, par un accord tacite général : elles n’avaient jamais existé…
Pour Rufus et Calpurnia, ce retour signifiait la fin de leur relation. Les deux cœurs patriciens le savaient : un mari jaloux, légat qui plus est, un praetorium gardé avec bien plus de zèle que ces dernières semaines, une femme dans la quasi-impossibilité de quitter le lit conjugal, c’était fini ! Il leur restait une nuit, la dernière…
Ils décidèrent de la passer entièrement ensemble. Calpurnia usa de toute la ruse dont elle était capable pour éloigner ses esclaves en faisant en sorte que ce qui était inhabituel ne paraisse pas suspect. Elle leur faisait confiance mais il valait mieux qu’elles ne sachent pas : en cas de doute Frontinius n’aurait pas hésité à les faire torturer pour savoir. Pour la première fois depuis sa construction, le praetorium était désert ; une âme pourvue d’un corps attendait un corps pourvu d’une âme…
C’était leur première fois, ce serait leur dernière…
Au petit matin de cette longue nuit d’amour, Rufus quitta la chambre de Calpurnia. Tapis derrière une colonne, l’ombre d’Ajax le guettait : il savait tout !
Épisode V : Meurtre au praetorium
« Alors Ajax ? Quelles nouvelles pendant mon absence ? »
Ce furent les premiers mots que prononça Frontinius dès qu’il pénétra dans le praetorium. On aurait pu s’attendre à ce qu’il se précipite dans son bureau afin de reprendre séance tenante, les affaires habituelles du castrum, ou bien qu’il convoque tous les officiers supérieurs dans le but d’écouter leur rapport sur la vie du camp depuis son départ. Déjà plus étonnant, il aurait pu aller rendre visite à son épouse qu’il n’avait pas vue depuis deux bons mois…
Non, c’est vers Ajax, un de ses esclaves, qu’avant toute autre chose il se tourna. Un esclave, pour un patricien, n’est pas un ami, rarement un confident, légalement, il est même considéré comme un meuble. Pour son dominus((Maître.)), un esclave n’a pas d’avis, pas de sentiments, pas de préférences, certains même sont des objets sexuels. S’il venait à l’esprit à l’un d’entre eux de tuer son maître, c’était non seulement pour lui l’exécution capitale dans d’horribles souffrances mais aussi la condamnation à mort de tous ses semblables qui étaient la propriété du maître assassiné…
Il demeurait cependant un espoir pour tout esclave : l’affranchissement ! Plus que la terreur ou les menaces, l’espoir garantissait la fidélité au maître et même la paix sociale pour Rome. Que ne ferait-on pas dans l’espoir de devenir libre un jour ? Frontinius, à la différence de beaucoup de patriciens avait compris l’intérêt de ménager tout particulièrement certains de ses esclaves. Il savait que personne ne passe plus inaperçu dans une domus qu’un serviteur discret. Zélé, patient et effacé, Ajax avait le profil type de l’espion domestique idéal.
Le légat apprit ce qu’avait découvert son esclave : il savait tout ! Il ne dit rien, ne laissa rien transparaître, se fit même plus amical avec sa femme. Son comportement privé ou public parut aux antipodes de celui d’un mari bafoué. Jamais quiconque ne put se rendre compte que Frontinius était cocu. Quatre personnes sur un camp de plus de cinq mille âmes savaient et deux d’entre elles croyaient être les seules à savoir…
Les jours puis les semaines passèrent. Rufus et Calpurnia s’étaient résignés à considérer leur rencontre comme une histoire ancienne. Calpurnia retrouva sa morne solitude seulement ébréchée par une visite quotidienne au valetudinarium. Rufus se plongea dans l’apprentissage de son métier avec une énergie nouvelle qui surprit agréablement son formateur. Son ardeur au travail lui permettait d’oublier Calpurnia, chaque nouvelle technique assimilée le rapprochait de Rome.
Sous l’égide de Jactor, il apprit ainsi quelques éléments de base de la castramétation, à tracer des routes bien rectilignes, à procéder au bornage des terrains cadastrés. Il reçut une initiation plutôt complète de librator((« architecte » spécialisé dans l’estimation des hauteurs et des dénivellations de terrain.)) apprenant ainsi à évaluer les dénivellations de terrains à l’aide d’un chorobate((Instrument de mesure permettant d’évaluer les dénivellations de terrain.)). Il participa même aux relevés angulaires nécessaires au percement d’un tunnel, opération qui nécessitait l’utilisation d’une dioptra((Instrument de mesure angulaire.)).
Au fil des jours, Rufus apprit à mieux connaître ses « collègues » de travail.
Ce Jactor, tout d’abord, plus de vingt ans de légion, il avait bourlingué aux quatre coins de l’Empire : ses débuts comme simple légionnaire lui avait permis de faire ses premières armes contre les soldats de Mithridate roi du Bosphore. Son premier combat qu’il racontait volontiers pour peu qu’il ait un verre de posca ou mieux un excellent falerne((grand cru de vin italien.)) à la main s’était magnifié d’année en année, d’une simple escarmouche un peu violente- il y avait eu des morts autour de lui- il avait fait au fil du temps une bataille digne des plus grands exploits des légions romaines.
Il aimait aussi à raconter les quelques années qu’il passa comme ballistarius((ballistaire, artilleur servant une baliste ou équivalent.)) au sein de la quatrième cohorte de la VIIIème légion. Il était même devenu un expert dans le maniement du scorpio((Scorpion, catapulte à flèches (voir à ce sujet l’article « le scorpion vitruvien »)), une redoutable catapulte dont les flèches pouvaient transpercer, affirmait-il, trois hommes à une distance de cent pas.
Ce qu’aimait à rajouter Cadurcus, dès que son ancien maître avait tourné le dos, c’est sa façon tout à fait particulière d’expliquer aux jeunes légionnaires les tenants et les aboutissants des tirs tendus ou paraboliques avec un scorpio :
« Je vous jure – disait-il avec force- que je l’ai vu de mes yeux vu ! Quelques anciens de la quatrième cohorte peuvent encore en témoigner ! Devant les tiros… Il se disposait de profil, soulevait sa tunica((Tunique.)), sortait sa mentula((Membre viril…)) et se mettait à uriner en dirigeant le jet successivement, tendu puis parabolique tout en expliquant l’air docte que l’inclinaison de la catapulte avait une incidence très importante sur la portée des flèches ! »
Son sens de la pédagogie imagée était cependant d’une redoutable efficacité : passé le premier moment de stupéfaction de l‘auditoire aussitôt suivi de pouffements difficilement maîtrisés, tous, même les plus « obtus » avaient compris le principe de fonctionnement de tir d’une baliste. Jactor aimait expliquer mais aussi apprendre, relever de nouveaux défis, découvrir de nouvelles choses. Il eut ainsi l’opportunité de travailler avec un castrorum metator qui lui transmit sa science. Le poids des ans et un dégoût de plus en plus prononcé pour le sang versé l’avait dirigé vers une activité plus pacifique : il avait eu l’occasion de détruire, il appréciait désormais construire.
Rufus commençait à comprendre pourquoi un tel personnage, bourru voire un peu caractériel au premier abord avait pu séduire son père au point qu’une amitié durable était née entre eux. Un jour, il faudrait demander à Jactor comment Aurelius Rufus « l’ancien » et lui avaient réussi à sympathiser malgré une évidente différence de milieu social.
Le jeune homme, s’il ne se sentait pas tout à fait dans son élément dans ce contexte militaire, s’habituait à fréquenter des jeunes gens bien différents de ceux qu’il côtoyait quotidiennement à Rome. Il s’était finalement résolu à admettre que ses nouveaux camarades, peu raffinés, moins instruits et dépourvus de fortune familiale, bien moins « romains » pour tout dire, avaient en revanche un sens de l’entraide et de la camaraderie bien plus sain et bien plus désintéressé que la plupart de ses anciens compagnons de débauches nocturnes.
Il n’était pas des leurs, ce n’était pas un légionnaire, on s’était méfié de lui au départ, on toisait avec suspicion ce « fils à papa », on se demandait ce qu’il était venu faire ici…Avec le temps, comme il n’avait ni la morgue des tribuns, ni l’indifférence hautaine du légat, comme il avait utilisé la dolabra alors que son rang lui aurait permis d’un jour parader avec la parazonium((Glaive de prestige réservé aux officiers de très haut grade.))… On l’avait accepté.
Rufus avait donc sympathisé au fil des jours avec quelques rudes gaillards détachés de différentes cohortes aux bons soins du père Jactor :
Parmi eux, Virrius le Massaliote, un doux colosse de plus de six pieds de haut et qui devait peser pas loin de trois cent cinquante librae(((libra au sing.) une livre correspond à 324 grammes.)). D’un an le cadet de Rufus, son caractère affable et son accent phocéen détonaient parmi tout ces gaulois défenseurs de Rome.
Virrius avait passé toute son enfance à traîner sur les quais du port de Massilia ; il semblait destiné à la mer et au commerce comme son père et ses oncles, il préféra le métier des armes et la terre ferme. Ses camarades légionnaires s’étaient méfiés du patricien romain, il lui accorda spontanément sa confiance : une amitié était née, peut être durerait-elle à l’instar de celle de son père avec « le plus méchant de tous les hommes ».
Et puis il y avait les belges… Victor, Strabo, Flavius et Aquila : les légionnaires terrassiers de la VIII ! Aussi à l’aise avec une pelle qu’avec un pilum. Comment pouvaient-on s’ennuyer avec de pareils phénomènes ? Chaque soir, la cervoise fabriquée par leurs soins migrait de leurs calicis(((calix) gobelet (a donné calice en français).)) à leur gosier avec une régularité et un rythme déconcertants. Cela déliait les langues, celle de Victor notamment qui se lançait presque chaque soir avec une évidente jubilation dans une série d’imitations de certains officiers du castrum. Le succès était assuré : même Rufus, qui ne connaissait pas toujours les individus brocardés par l’imitateur belge riait aux larmes tant le spectacle impromptu était irrésistible.
Ce monde qui n’était pas le sien et qui, probablement, ne le serait jamais ne manquait pas de charme. Rufus finit par admettre que cet exil forcé, pour dramatique qu’il parut au début, lui avait permis de découvrir l’Amour ou quelque chose qui pouvait s’en approcher et une camaraderie fraternelle et désintéressée. Nul doute qu’une fois sa formation achevée, c’est avec un petit pincement au cœur qu’il quitterait le camp de la légion VIII Augusta…
Au fil des semaines, ses connaissances et ses compétences s’affinaient : Rufus apprenait vite à la plus grande satisfaction de Jactor. Ce dernier voyait dans le fils de son vieil ami sénateur, un futur « collègue » qui ne manquerait pas d’occuper un poste important dans l’administration impériale : trop souvent, les aristocrates romains privilégiaient l’étude du droit ou de l’agronomie et délaissaient les aspects plus techniques du savoir.
Il était temps pour l’evocatus d’évaluer sérieusement son disciple : un relevé complet des mesures du principia et de toutes ses dépendances, praetorium compris ! Voilà qui permettrait de vérifier les progrès accomplis.
Rufus avait fait son deuil de sa relation avec Calpurnia, voilà plus d’un mois qu’il ne l’avait même pas aperçue et subitement à l’occasion d’un banal exercice d’application, il aurait l’opportunité de la voir peut être même de lui parler sans que cela ne paraisse suspect à qui que ce soit !
Il aura suffi de trois fois rien, un regard, un sourire, un mouvement de tête pour déclencher une étincelle qui enflamma à nouveau les braises juste tièdes d’un feu que l’on s’imaginait éteint à tout jamais. Rufus et Calpurnia se croisèrent dès la porte d’entrée du praetorium, quelques secondes à peine, pas un mot d’échangé, juste des yeux qui se parlèrent : « c’était trop bête, cela ne pouvait pas durer, il fallait faire quelque chose… Se revoir à tout prix ! »
Rufus profita de sa relative liberté de déplacement à l’intérieur des bâtiments officiels pour élaborer un plan. A la première occasion, dès qu’il serait suffisamment proche d’elle et pour peu que personne ne les observe, il lui glisserait le buxum((buis. Par métonymie, une tablette en buis sur laquelle on pouvait écrire un petit texte.)) suivant :
« Ce soir à la media nox, au lieu de notre premier rendez-vous. Rufus. Post-scriptum : N’oublie pas de détruire ce message dès que tu l’auras lu »
Le message fut bien transmis et Calpurnia s’isola dans son cubiculum((chambre à coucher.)) pour en prendre connaissance. C’était de la folie ! Toute cette histoire, dès le départ était une véritable folie… Calpurnia hésita longuement : si Frontinius les surprenait, ce serait terrible, il était capable de les faire mettre à mort pensait-elle, ignorant qu’il connaissait déjà son infidélité… Mais c’était Rufus, le seul homme qu’elle ait jamais aimé, son seul rayon de soleil dans ce camp de brutes cuirassées. Le souvenir de leur nuit commune emporta la décision, elle viendrait au rendez-vous.
Chaque soir, la fourmilière s’apaisait : toute la journée les fourmis légionnaires affairées circulaient à l’intérieur du camp. Un Dieu étranger les eut-il regardé du haut d’un nuage qu’il aurait aperçu des insectes à la carapace métallique circulant de façon apparemment anarchique dans toutes les directions. La nuit tombée, tout devenait plus calme, plus ordonné : les déplacements incessants de la journée faisaient place à des patrouilles et des postes de garde à l’exactitude minutée. Dans chaque centurie, quatre légionnaires sont désignés pour effectuer chaque tour de garde : ce ne sont pas moins de deux cent quarante soldats qui assurent simultanément la sécurité du castrum. Les gardes se succèdent à raison de quatre par nuit et l’horologiarius((fonctionnaire chargé de la mesure du temps sur une clepsydre.)) avertit les bucinae(((buccina au sing.) trompette.)) et les tubae(((tuba au sing.) trompette longue.)) du moment précis où ils devront sonner le changement de quart. Malheur au factionnaire qui serait surpris endormi : des circuitores((hommes de confiance des tribuns chargés de surveiller les postes de garde.)) rodent prêts à dénoncer aux tribuns tout assoupissement sacrilège. Il valait mieux au garde, s’il voulait éviter le pire lancer un sonore et dissuasif « quo vadis ? »((Où vas-tu ? Ou Qui va là ?)) afin de ne point être pris en faute. Se déplacer incognito dans ces conditions relève de l’exercice périlleux. Heureusement pour Rufus, sa connaissance du terrain et des habitudes du camp ainsi qu’une nuit sans lune facilitait son déplacement. Seul l’approche du principia pouvait poser problème mais les différents relevés qu’il avait effectués ces derniers jours s’avéraient utiles : chaque mur, chaque recoin, chaque angle mort lui était parfaitement connus. Il savait où et comment se déplacer, il n’avait juste qu’à se préoccuper des patrouilles.
Pour Calpurnia, le problème était différent : elle était presque sur place, il lui fallait attendre que son mari s’endorme puis elle éviterait soigneusement le quartier des esclaves pour enfin rejoindre son amant. Cette nuit-là, ils se firent une promesse…
C’est juste avant l’aube que Rufus rejoignit ses quartiers : il eut été imprudent de trop attendre, les premiers rayons du soleil auraient compromis son retour.
Malgré son excitation, Aurelius le jeune, vaincu par la fatigue, parvint à trouver le sommeil. Il fut réveillé presque aussitôt –lui sembla-t-il- par des clameurs confuses et inhabituelles autour du contubernium. Cadurcus tout excité pénétra dans le papillio :
« Tu ne devineras jamais ! Incroyable….Un meurtre vient d’être commis au praetorium ! »
***
Fin de la première partie. Lire la suite…