Le scorpion Vitruvien
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Armée romaine
« 59 scorpions par légion…
cadence de tir 6 coups à la minute…
C’est plus de 300 flèches capables de transpercer boucliers et cuirasses
Qui accablent l’ennemi à plus de 300 mètres de distance ! »
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’archéologie expérimentale dans le domaine de l’artillerie romaine n’est pas une nouveauté. Dès le XIXème siècle des répliques de catapultes antiques ont vu le jour et ce sont des artilleurs qui se sont penchés sur le sujet : le capitaine d’artillerie badois Deimling a le premier « ouvert le feu » en 1853. Malheureusement, ces répliques ont disparu lors de la seconde guerre mondiale « victimes » d’une bombe alliée qui a détruit le musée de Karlsruhe. Quelques années plus tard, un autre capitaine artillerie, français celui-ci, Verchère de Reffye, se lance dans la même aventure à l’instigation de l’Empereur Napoléon III, très friand d’archéologie ; on peut d’ailleurs, encore voir certaines de ces répliques au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. C’est cependant au major d’artillerie saxon E. Schramm que nous devons les plus belles répliques, dont huit sont encore visibles au musée de Saalburg.
Plus récemment, au début des années 1970, des groupes de reconstitution historique de légions romaines se sont lancés à leur tour dans la construction de répliques de scorpion ou de balistes. Grâce, notamment, aux travaux de l’allemand D. Baatz et du britannique E.W. Marsden ainsi qu’aux découvertes archéologiques faites sur le site espagnol d’Ampurias, de nouveaux engins ont pu ainsi voir le jour dans un 1er temps au Royaume-Uni, grâce à l’Hermine Street Guard, puis en Allemagne au sein de la légion VIII Augusta. A la différence des répliques du XIXème siècle, ces dernières sont visibles par le grand public, lors de diverses manifestations et des séances de tir sont même au programme…
Les groupes de reconstitution historique de légions romaines en France sont plus récents (la légion VIII Augusta française n’a pas plus de 5 ans d’existence) et ce n’est que très récemment que des répliques de scorpion « bien de chez nous » ont pu voir le jour.
Cet exemple plutôt spectaculaire d’archéologie expérimentale permet de rendre l’histoire plus vivante, plus concrète et plus accessible au grand public. Elle permet aussi et surtout aux archéologues et aux historiens de voir matérialisée une machine la plus proche possible de l’objet de leurs incessantes recherches. Cependant, avant d’en arriver à une réplique crédible aussi bien dans sa fabrication que dans son fonctionnement, il a bien fallu se replonger dans la période antique et collationner toutes les informations disponibles provenant de trois types de sources différents :
Les sources écrites.
Un certain nombre d’auteurs grecs ou latins nous ont décrit ces « tormenta » (terme générique latin pour nommer ces machines), certains d’un point de vue littéraire, d’autres d’un point de vue technique. Parmi les plus importants, on peut citer Jules césar dans son Bellum Gallicum, Ammien Marcellin, dans ses Histoires, Flavius Josèphe, dans sa guerre des Juifs, Végèce dans son Epitoma rei militaris. Tous ces auteurs évoquent les machines d’une façon littéraire somme toute plutôt approximative. Restent Héron d’Alexandrie, dans ses Belopoïca et Vitruve, dans son De Architectura, qui nous décrivent deux machines d’une façon beaucoup plus technique. Ces écrits nous donnent des renseignements précieux sur la façon dont étaient utilisés scorpions, balistes et autres onagres. Cependant, avec seulement quelques croquis et schémas souvent approximatifs retrouvés dans les manuscrits médiévaux et sans indications précises sur les matériaux utilisés, il n’est pas vraiment évident de se représenter visuellement ce genre de machines de guerre pourtant si souvent utilisées dans la poliorcétique (l’art de conduire un siège).
L’évolution de la nomenclature des machines de jet gréco-romaines
Les termes de tormenta, ballista et catapulta sont souvent confondus et cela dès l’époque romaine. Ainsi le scorpion qui désigne un petit lanceur de flèche à deux bras, chez César, devient Chez Ammien Marcellin, deux siècles plus tard, un lanceur de boulet à un seul bras. Voici, pour s’y retrouver, une petite chronologie succincte de l’artillerie antique. On peut les classer en deux grandes catégories, selon la nature de leurs projectiles respectifs : d’une part, les oxybèles qui décochaient des traits de bois allant de la simple flèche à la poutre et, d’autre part, les lithoboles qui lançaient des boulets de pierre.
Les tormenta vues par Jules César
La mortelle précision des tormenta peut être appréciée à sa juste mesure dans un épisode du siège d’Avaricum particulièrement pathétique, où César rend hommage en passant au courage des Gaulois :
« Le reste de la nuit s’était écoulé et on combattait encore sur tous les points ; l’espoir de vaincre se ranimait sans cesse chez l’ennemi, d’autant plus qu’il voyait les mantelets des tours consumés par le feu et qu’il se rendait compte de la difficulté qu’éprouvaient les nôtres pour venir à découvert, au secours de leurs camarades ; toujours des troupes fraîches remplaçaient les troupes fatiguées ; tout le sort de la Gaule leur paraissait dépendre de cet instant. Il se produisit alors à nos regards quelque chose qui nous parut digne de mémoire, et que nous n’avons pas cru devoir passer sous silence. II y avait devant une porte un Gaulois qui jetait vers la tour en feu des boules de suif et de poix qu’on lui passait de main en main ; un trait parti d’un scorpion lui perça le flanc et il tomba sans connaissance. Un ses voisins, enjambant son corps, le remplaça dans sa besogne ; Il tomba de même, frappé à son tour par le scorpion ; un troisième lui succéda, et au troisième un quatrième ; et le poste ne cessa d’être occupé par des combattants jusqu’au moment où, l’incendie ayant été éteint et les ennemis repoussés sur tout le front de bataille, le combat prit fin ».
César, Bellum Gallicum
2. Les sources iconographiques.
Elles sont malheureusement peu nombreuses. La plus imposante en taille est la colonne de Trajan à Rome. Sur près de trente mètres et en forme de serpentin, cette colonne pourrait prétendre être en quelque sorte l’une des plus anciennes «bande dessinée » de l’histoire. Elle raconte la conquête de la Dacie (globalement l’actuelle Roumanie) par les légions de l’empereur Trajan au début du 2ème siècle de notre ère. Cinq bas-reliefs de cette colonne concernent directement l’artillerie et si l’architecture et les proportions de ces catapultes sont assez bien reproduits, les détails sont quasi inexistants. De plus, elle décrit un système de catapulte beaucoup plus tardif que le Scorpion vitruvien.
Nous trouvons aussi des bas-reliefs de colonne, de tombe ou de balustrade, comme celui de Vedenius, qui date de la fin du premier siècle avant J.C. qui est donc beaucoup plus proche de notre reconstitution. Ce sarcophage représente le capitulum d’un scorpion muni de sa plaque frontale de protection. Un scorpion est aussi présent sur le bas d’une colonne à Pergame.
En fait, la représentation la plus intéressante pour notre machine est celle que l’on voit sur une toute petite gemme représentant Cupidon lançant Psychée à l’aide d’un scorpion. Tout y est, jusqu’au système de treuil.
3. Les sources archéologiques.
Elles sont heureusement plus nombreuses. En fait pour la plupart, elles ont été découvertes il y déjà très longtemps, mais, trop énigmatiques elles ont souvent été mal cataloguées dans les musées. Ainsi, l’exemple le plus fameux a été un ensemble complet de capitulum d’une catapulte assez tardive retrouvée à Lyon au siècle dernier. Il a fallu attendre les travaux de Michel Feugère pour que l’on y voie enfin autre chose qu’une sorte de petit chariot à roue (les modioli) qu’aurait traîné un soldat romain derrière lui pour porter ses bagages. C’est dire toute la difficulté d’interprétations de ces vestiges archéologiques.
Les seules parties conservées sont, en effet, les parties métalliques, comme les modioli (barillets servant à la tension du cordage), les crémaillères, les roues à cliquet des treuils ou plus rare, les plaques ornementales qui décoraient et protégeaient la face antérieure du tablier des scorpions. Tout le reste a soit disparu, soit été réemployé. Ainsi peu de projectiles, boulets ou flèches ont été retrouvés, car retaillés par la suite.
En fait, la découverte la plus importante pour notre scorpion vitruvien, du premier siècle avant J.C a été faite aux pieds d’une tour de l’enceinte de la ville romaine d’Ampurias en Espagne. Il s’agit d’un blindage d’acier complet d’un capitulum avec des modioli eux aussi en acier qui s’étaient soudés au capitulum. Cette découverte a fait faire un bond en avant considérable aux recherches sur l’artillerie antique. Pour la première fois, l’on avait retrouvé un vestige quasi-complet que l’on pouvait comparer au texte de Vitruve qui, au Livre X de son De Architectura, nous explique comment fabriquer cette machine. D’autres découvertes plus récentes ont permis aussi d’autres interprétations sur la postérité de ces machines, comme à Crémone, où a été ainsi retrouvé une plaque frontale en bronze avec ses décorations ainsi que sur le limes en Roumanie, à Orsova et à Gornéa.
Comment fabriquer un scorpion vitruvien ?
C’est à partir des ces trois types de sources antiques que nous pouvons tenter de recréer ces catapultes disparues depuis plus de 1500 ans… Cette tâche, même si elle est beaucoup plus réalisable que le clonage d’un mammouth n’en est pas moins ardue tant les éléments manquants sont fréquents. Tout le secret réside dans la confrontation des sources et dans l’expérimentation, le tout assaisonné d’une bonne dose d’improvisation.
En effet, à la différence des répliques précédentes, ces deux scorpions se devaient de posséder un atout « crédibilité historique » indéniable… C’est, en effet, la première fois que deux répliques d’une pièce d’artillerie antique allaient être fabriquées scientifiquement à partir des écrits de Vitruve.
Première étape, le texte de Vitruve.
C’est un texte latin technique de la deuxième moitié du premier siècle avant J.C. qu’il a fallu traduire et interpréter.
C’est dans la dernière partie du Livre X du De Architectura de Vitruve, consacré à la mécanique militaire que l’on trouve la façon de construire un scorpio, à savoir un petit engin lanceur de flèches. L’auteur nous y donne toutes les proportions de la machine. La description qu’il en fait (dont le fonctionnement repose sur un système dit « à torsion de fibres », les Tormenta) n’est pas évidente au premier abord. Voici comment on pourrait l’expliquer avec les termes employés par Vitruve. (les différents noms renvoyant au plan de la machine).
« Deux faisceaux de câbles de nerfs (nerui torti) ou de crins, enroulés verticalement autour de leviers de serrage (epizugides) reposant sur des barillets métalliques (modioli) et au centre desquels sont fixés deux bras en bois (bracchia) reliés entre eux par une corde archère, sont fixés sur un cadre de bois (capitulum) au centre duquel passe le fût de la machine constitué d’une longue pièce fixe (canaliculus), À l’intérieur de laquelle coulisse une sorte de tiroir (canalis fundus), comportant un canal recevant la flèche et une griffe (epitoxis) qui re¬tient la corde archère. En ramenant ce tiroir vers l’arrière au moyen d’un treuil (sucula) fixé au bout du fût, la corde archère tire vers l’ar¬rière les bras qui exercent ainsi une pression sur les tortis de fibres. Une fois la corde archère libérée de la griffe au moyen d’un petit levier (manucla), les bras reviennent à leurs positions initiales, propulsant ainsi la corde archère et le projectile vers l’avant. Tout cet ensemble étant posé sur une base stable (columella et subiectio) munie d’un axe (caput columellae) et possédant un système de pointage (posterior minor columna). »
Le problème majeur vient essentiellement du fait que Vitruve est aussi un mathématicien et que, vraisemblablement inspiré par les pythagoriciens grecs et leur fameux nombre d’or, il a élaboré une sorte de règle qui fait que toutes ces mesures dérivent d’un module qu’il appelle, en l’occurrence, le foramen.
Il s’agit du diamètre du trou percé dans les parties supérieures et inférieures (les péritrètes) du tablier (capitulum) de la machine et dans lesquels passent les modioli (les barillets), par lesquels passent les tortis de fibres, et qui sert par tout un jeu de proportions à déterminer les mesures des différentes pièces constitutives du scorpio.
Ce foramen est déduit de la taille de la flèche qui doit être 9 fois plus longue. Ainsi, si l’on prend l’exemple de la catapulte d’Ampurias, avec un fora¬men d’environ 80 mm, la flèche lancée par l’engin mesure donc 720 mm.
Il faut donc retraduire toutes ces fractions données par Vitruve en mesures actuelles et ce ne fut pas une mince affaire. Ensuite il faut confronter ces chiffres avec les vestiges archéologiques retrouvés et procéder à différentes hypothèses. Un exemple de ces tâtonnements fut le système du treuil. Vitruve ne nous dit pas grand chose là-dessus. Ainsi les deux scorpions avaient reçu à l’origine un système différent, l’un était équipé d’une crémaillère et l’autre d’un encliquetage à rochet. Très vite, nous nous sommes aperçus que la crémaillère était trop aléatoire pour le réglage du tir alors que l’encliquetage à rochet permettait une plus grande précision dans la tension des cordages.
Deuxième étape, la réalisation proprement dite
C’est grâce à ces plans que, sous la conduite de Laurent Cabot, professeur de Lettres-Histoire, et de Gilles Forget, professeur de Menuiserie, dans le cadre d’un Projet pluridisciplinaire à Caractère Professionnel (PPCP), des élèves de Bac Pro du lycée professionnel de bâtiment de Chardeuil en Dordogne ont réalisé le 1er prototype de scorpion de type vitruvien, devançant de quelques semaines la réplique réalisée par Emmanuel Fourré, avec l’aide de M. Dumaine et de M. Goupille, respectivement professeurs de mécanique et de menuiserie à l’E.S.A.T. de Giel dans l’Orne.
Certes, certains puristes de l’archéologie expérimentale pourront reprocher à ces deux répliques d’avoir été réalisées dans des ateliers modernes avec des outils contemporains et que certaines pièces métalliques ont été usinées au lieu d’être forgées, mais malheureusement, nos moyens financiers n’étaient pas assez importants et ne l’oublions pas, il y avait aussi un but pédagogique dans ces réalisations.
Troisième étape, l’expérimentation.
La construction des machines achevée, il a fallu les essayer. Les premiers essais du prototype à peine sorti des ateliers de Chardeuil en mars 2004 furent à la fois décevants et encourageants. Décevants, car les premières flèches ne dépassaient pas 40 mètres ! Il est vrai que les toutes premières flèches construites n’étaient pas très équilibrées et beaucoup trop lourdes… Encourageants, car la réplique était saine et laissait présager une fois le problème des flèches résolus de bien meilleures performances.
C’est Pascal Lavaud, taillandier à Donzenac en Corrèze et spécialisé dans les répliques d’armes anciennes qui s’est chargé de la tâche en fabriquant des pointes de flèches identiques à celles retrouvées lors de fouilles archéologiques et fixées sur un bois de frêne avec à son extrémité postérieure un empennage trois faces en parchemin.
Et effectivement, en mai 2004, à l’occasion du festival des lycéens de Pau, lors d’une démonstration publique, nos flèches dépassaient les 100 mètres alors même que la tension du système de torsion était loin d’être à son maximum. Les 200 mètres doivent être possibles, mais jusqu’ici des tirs à puissance maximale n’ont pas été effectués car cela pose des problèmes de longueur disponible et de sécurité).
Depuis, le système à crémaillères, trop aléatoire a été totalement remplacé par un système à encliquetage à rochet parfaitement fiable et fonctionnel grâce au savoir-faire de Jean-Yves Attard « sorcier mécanicien » à Lescure d’Albigeois dans le Tarn.
Au premier abord, on pourrait être surpris par la couleur très sombre (presque noire) du scorpion de la légion VIII. C’est après quelques recherches que l’hypothèse d’une protection de ces machines contre l’humidité et les insectes xylophages avec du Bitume de Judée qui était couramment utilisé à l’époque romaine nous a semblé convaincante. Cependant, la possibilité que les machines en bois en service dans les légions romaines aient été protégées avec de l’huile de lin ou du brou de noix, comme la deuxième machine semble tout aussi valable.
2005 a été une année où de nombreux changements se sont succédés dans le but d’optimiser l’utilisation de nos catapultes à flèches. Tout d’abord nous avons essayé une nouvelle paire de bras courbes en lamellé-collé qui en théorie devaient permettre d’augmenter l’efficacité du tir. Malheureusement, ces nouveaux bras n’ont pas résisté bien longtemps à la puissance de traction du treuil. Puis nos deux scorpions ont été pourvus de bras courbes en chêne massif et d’une section plus importante. Les essais réalisés par la suite, ont certes démontré leur solidité mais n’ont pas véritablement convaincus au niveau des gains de performance et l’élaboration de nouveaux bras est à l’étude.
En 2006 il est prévu de transformer les deux scorpions en carrobalistes en supprimant le socle pour le remplacer par un affût sur roues ceci afin d’augmenter la mobilité de ces catapultes.
On pourrait aborder bien d’autres problèmes résolus grâce à l’expérimentation ou à résoudre, concernant ce genre de réplique, mais un simple article n’y suffirait pas. Evoquons tout de même le « hic » principal, à savoir le système de torsion, qui est la caractéristique fondamentale des ces machines.
Durant la période antique, ce système de torsion était fabriqué à partir d’une combinaison de tendons d’animaux, de crinières de chevaux et même de cheveux de femmes ! Nous n’en savons pas davantage : le savoir-faire romain dans ce domaine ne nous est pas parvenu et avait même commencé à disparaître dès la fin de l’Empire d’Occident, ce qui explique l’absence de ces machines pendant le Moyen Age en Europe occidentale. Faute de mieux, nous devons nous contenter d’un système de torsion à base de cordages synthétiques bien plus solides et bien moins sensibles à l’humidité et aux changements de températures que le chanvre bien plus « capricieux »…
Depuis que ces répliques de scorpion sont entre les mains des légionnaires des groupes Légion VIII Augusta l’accent a été mis sur la sécurité et la précision lors des démonstrations publiques (tirs à 50 m sur cible de dimension humaine avec de nombreux ballots de pailles derrière la cible), car ne l’oublions pas, ce sont de véritables répliques fonctionnelles des pièces d’artillerie utilisées par la légion romaine.
Ces « canons » ou « mitrailleuses » de l’époque pouvaient avoir, selon leurs portées respectives, deux fonctions principales. La première réservée aux machines de grosse taille, comme les balistes et les onagres : la « préparation d’artillerie », dont un parfait exemple nous en est donné dans la première scène du film de Ridley Scott, Gladiator et dans laquelle on voit toute une batterie de ces machines de différentes tailles exercer une pression telle sur les barbares qu’elle aurait pu suffire à les massacrer sans l’intervention de la légion. Notons aussi l’impact psychologiques que devaient avoir ces machines sur le moral de l’ennemi., comme le dit Ammien Marcellin.
[…] puis des balistes armées de flèches de bois se bandaient au bruit strident de leur torsion et répandaient sans cesse une pluie de projectiles, tandis que les scorpions tiraient des boulets de pierres partout où les avaient pointés des mains habiles. (Hist., 24, 4, 16)
La seconde, réservée aux machines de petites tailles, comme les scorpions, serait plutôt une utilisation ponctuelle lors de sièges de places fortes, comme armes de précision capable de défendre tel ou tel point du front de bataille ou de tuer à distance les chefs ennemis.
Le problème des « nervi torti »
Le principal problème posé par ces machines est la tension des cordages qui servent à propulser les projectiles. Voici comment Vitruve décrit l’appareil qui sert à tendre ces sortes de ressorts.
Cette expression désigne les faisceaux de fibres dont l’élasticité propulse vers l’avant les bras de l’engin. Ils sont constitués de nerfs, de crins de chevaux ou encore de cheveux de femmes. On pourra se référer notamment à ce que dit Végèce
crines feminarum in eiusmodi tormentis non minorem habere uirtutem (Epitoma Rei militaris, 4, 9).
Il raconte à ce sujet le fait que les femmes romaines n’ont pas hésité à sacrifier leur beauté face à l’adversité, en offrant leur cheveux pour remonter les machines lors d’un siège du Capitole,
matronae abscissos crines uiris suis obtulere pugnantibus re¬paratisque machinis.
Il mentionne cet épisode dans le but d’en faire un exemplum de la grandeur des Romains et des Romaines
Maluerunt enim pudicissimae feminae deformato ad tempus capite, libere uiuere cum maritis, quam hostibus integro decore seruire.
voir aussi Florus, Epit. 2, 15.
Vitruve (10, 12, 1-2) nous explique la façon dont on mettait en place ces tortis de nerfs sur le cadre de la baliste :
“On prend deux pièces de bois (A) de bonne longueur ; on y fixe des coussinets où sont engagés des arbres de treuils (B). On entaille les pièces de bois en leur milieu, y pratiquant des encastrements, et ces encastrements reçoivent les cadres (C) des catapultes coincés par des cales (D) de manière à éviter qu’ils ne bougent dans les opérations de bandage. On enferme alors dans ces cadres des barillets (E) en bronze où on loge les clavettes de fer (F) que les grecs appellent? «ejpizugivda». On introduit ensuite les extrémités des câbles (G) dans les ouvertures des cadres, on les fait passer du côté opposé, on les réunit sur les treuils et on les y enroule de manière que, lorsque les câbles sont tendus par ces treuils, au moyen de leviers (H) et qu’on les frappe de la main, ils rendent de part et d’autre un même son. On les arrête ensuite aux ouvertures par des cales, de manière qu’ils ne puissent pas se détendre. Les faisant ainsi passer du côté opposé, on les tend de la même manière avec les treuils et par l’intermédiaire de leviers jusqu’à ce qu’ils laissent entendre un même son. C’est ainsi par coinçages de cales que les catapultes sont réglées sur un son saisi musicalement. (Les lettres entre parenthèses renvoient au dessin illustrant la méthode employée pour tendre les nerui torti).
Les deux faisceaux de fibres doivent avoir une tension rigoureusement identique et, en l’absence de dynamomètre, seul le son rendu par la corde pincée ou frappée permettait aux servants de la pièce de se rendre compte de l’exactitude de la tension. C’est encore une fois Vitruve (1, 1, 8) qui insiste sur l’importance de la musicologie pour l’architecte, ou pour celui qui va servir une baliste. L’architecte doit connaître la musique pour être familiarisé avec le système des relations harmoniques et mathématiques, et en outre pour pouvoir régler correctement les balistes, les catapultes et les scorpions. Dans les cadres en effet, il y a à droite et à gauche les trous des ressorts à travers lesquels sont tendus, au moyen de treuils, les faisceaux de nerfs ; ceux-ci ne sont fixés et arrêtés que s’ils rendent des sons déterminés et reconnus égaux aux oreilles du spécialiste. En effet, les bras qui sont introduits dans ces ressorts, lorsqu’ils sont tendus, doivent envoyer le coup l’un et l’autre de la même manière et de la même force, car, s’ils ne sont pas “homotones”, ils empêcheront les projectiles d’avoir une trajectoire rectiligne.”
Conclusion
C’est à partir du texte de Vitruve que les plans des deux scorpions ont été conçus : c’est la première fois que des répliques de scorpion ont été fabriquées en tenant compte du savoir-faire d’un architecte romain.
L’étape de l’expérimentation et des essais permet de vérifier concrètement les calculs et les hypothèses de départ. Ainsi, après quelques réglages et de menus ajustements, on passe très rapidement du stade de « prototype » à celui de « réplique de démonstration grand public » C’est à dire un engin qui sans égaler tout à fait les performances des véritables scorpions romains permet cependant de montrer aux spectateurs (qu’ils soient simples béotiens ou archéologues chevronnés) la puissance et la précision de l’artillerie romaine : voir un bouclier gaulois perforé à plus de 50 m par une flèche de scorpion donne une petite idée de l’état d’esprit des ennemis de Rome sur le champ de bataille face aux « armes de destruction massive » de l’Antiquité.
Extrait de l’article paru dans la revue Histoire Antique n° 24 mars-arvril 2006 ARTILLERIE ROMAINE et Archéologie Expérimentale.
Bibliographie :
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- N. GUDEA et D. BAATZ, « Teile spätrömischer Ballisten aus Gornea und Orsova (Rümanien), mit einem Anhang : Herons Cheiroballistra (Ubersetzung) » : S J 31, 1974, p. 50-72.
- Ph. FLEURY, La mécanique de Vitruve, P U C, Caen, 1993.
- M. FEUGÈRE, Les armes des Romains (De la République à l’antiquité tardive), Editions Errance, Paris, 1993.
- R. SCHNEIDER, Die Antiken Geschütze auf der Saalburg. Die “Umschau”, Frankfort, H. Bechholds Verlag, 1905.
- E. SCHRAMM, Die antiken Geschütze der Saalburg, Berlin, Weidmann, 1918. [Réédité en 1980 par le Musée de Saalburg, avec le point fait sur l’état actuel de la recherche et des découvertes archéologiques par D. BAATZ.
- D. BAATZ, « Ein Katapult der Legio IV Macedonica aus Cremona » : M D A I (R) 87, 1980, p. 299-383.
- D. BAATZ et M. FEUGÈRE, « Eléments d’une catapultte romaine trou¬vée à Lyon » : Gallia 39 (2), 1981, p. 201-209.
- C. PITOLLET, « La catapulte d’Ampurias » : R E A 22, (1), 1920, p. 73-76.
- C. CICHORIUS, Die Reliefs der Traiansaüle, Tafelband, Berlin, 1896.