Lettre d’un légionnaire
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Histoire vivante
Depuis une semaine nous connaissons les ordres de Domitien : la VIII Augusta doit quitter ses cantonnements de Mirebeau-sur-Bèze pour Argentorate. Nous partons renforcer les garnisons de Haute-Germanie.
Dès la première heure (6 heures du matin), les trompettes nous réveillent. J’ouvre les yeux sur un petit matin de la fin avril 90. Je m’appelle Marcus Julius Gallus, 1ère centurie de Caius Julius Macer, 1er manipule, 1ère cohorte, VIIIème Augusta et 23 ans de services comme mon alter ego Paulus (notre service dure 25 ans !).
Dans mon contubernium, ma chambrée de huit hommes, les autres sont des jeunots : 22 ans pour Publius et Gaius, moins de 20 ans pour les quatre autres. Vieux soldat, je commence par le plus important, bien chausser mes caligae : les pieds protégés de la neige par une peau ou une pièce de laine, bien tenus mais pas trop serrés. Le cuir et les lacets ne doivent pas pouvoir entamer la peau ou les chairs sinon la marche ne sera qu’un long supplice. « Bien dans ses caligae, bien dans sa tête, les bonnes chaussures cloutées font le légionnaire heureux et dispos ! » affirme Gaius en m’imitant. La tunique maintenant, une peau retournée protège les épaules du poids de l’armure, un foulard de laine évite les frottements du métal sur le cou… tout un art de s’habiller pour rester efficace. Paulus m’aide à revêtir mon armure, je lui rends la pareille. L’entraide, dans un contubernium, est la première règle fondamentale de survie (un pour tous et tous pour un ? Si !). Gaius et Publius enfilent leur cotte de mailles. Nous quittons le baraquement. Ceinturons, poignards, glaives et casques restent encore accrochés aux boucliers regroupés en faisceaux avec les pila.
Rapidement nous chargeons notre mule : la tente, l’outillage, les pieux de palissade….Déjeunons solidement de galettes de pain de la veille, de fromage et de lard. Enfin nous nous armons : d’abord le glaive, à droite, puis le ceinturon qui passe par-dessus le baudrier sinon, en dégainant, le fourreau remonte et gène la sortie de l’arme. Le poignard, à gauche, coulisse-t-il bien dans son fourreau ? Le glaive aussi ? Le tablier se situe bien au milieu et protège le bas-ventre ?
A la troisième heure (8 heures), tout est prêt. Eclaireurs et pionniers partent déjà reconnaître la route- même si nous la savons sûre- et choisir l’emplacement du camp de marche pour ce soir.
Les deux Centurions de notre manipule examinent les ordres une dernière fois. Il nous reste une petite heure pour les coquetteries d’usage et les dernières vérifications.
Puis on enlève les dernières échardes récoltées en chargeant l’artillerie sur les chariots : 59 scorpions, 10 catapultes et 3 onagres, une sacrée puissance de tir !
Maintenant ne rien oublier de nos petits bagages personnels : nos sarcinae, tant chaque objet nous est précieux : le filet avec les provisions de la journée( et un peu plus si possible !), la patère, la situle, les faucilles, l es couteaux et le bidon (j’ai pu trouver hier soir, un petit vin gaulois cher mais divin), le nécessaire de toilette.
Tout arrimer par des lacets de cuir à la furca et, surtout, bien équilibrer l’ensemble.. Armés de pied en cap, revêtus de la paenula (ce grand manteau semi- circulaire de laine avec son grand capuchon, bien pratique pour protéger le casque m’avait coûté une petite fortune : 24 sesterces que je ne regrette pas dans ce pays !) pour nous protéger du froid vif et de la neige qui commence à tomber, nous attendons, accroupis, instinctivement regroupés par contubernium. Le silence n’est plus troublé que par les braiments de quelques milliers de mules !
Quatrième heure (9 heures), les trompettes sonnent, les hommes se redressent, mon Centurion déboule et hurle « conclamari ! » (« sac au dos » ou plus familièrement « on se barre ! » sic !). Je charge mon pilum et mes sarcinae sur l’épaule gauche, mon casque retenu par sa jugulaire pend sur ma poitrine, ma main gauche agrippe le lourd scutum protégé par sa housse de cuir, je porte plus de quarante kilos comme chacun d’entre nous.
Les ordres fusent et se suivent, relayés de baraquement en baraquement par les Centurions « Signa inferre ! Perge ! » (« en avant marche ! ») Et c’est parti pour 15000 pas au rythme régulier de 66 pas par minute. Juste une ballade en rase campagne, bien loin des étapes de 20000 pas (un pas = 1,472 m et nous pouvons avancer au rythme normal de 4000 pas ou rapide de 4800 pas à l’heure) dévorées en moins de 5 heures !
Notre manipule, fort de ses deux centuries de 180 hommes, regroupe l’élite de la VIII. Il marche en tête, juste après notre Légat et les enseignes. Trois heures de marche, la légion s‘étire sur au moins 3000 à 4000 pas : un long fleuve de métal de 6400 hommes par rangs de 6 avec, au milieu, l’artillerie et les impedimenta. Ces bagages lourds nous les avons méticuleusement chargés sur des chariots tirés par des mules, nous les préférons aux bœufs dont le pas, beaucoup plus lent, freine la colonne. La marche devient mécanique, nous échangeons bien encore quelques rapides plaisanteries mais la première fatigue se manifeste. Le bouclier commence à trop tirer sur le bras gauche, l’épaule droite devient douloureuse. Le martèlement des pas, le bruit des roues de plus d’un millier de chariots, le braiment des mules, le cliquetis des tabliers, des armures, les cris des Centurions qui fustigent quelque recrue en difficulté ou encouragent un de leurs vétérans préférés… c’est vivant une légion en marche ! En fin de convoi, après la troupe, suit tout un monde de civils : artisans, boutiquiers, tenanciers de tripots, vivandières qui savent monnayer des services très divers, femmes et enfants… Il nous est interdit de convoler en justes noces mais nous avons passé tant d’années à Mirebeau et les femmes séquanes sont parfois si belles ( de toute façon il faudra bien des légionnaires pour assurer la relève et servir Rome !). Une légion se déplace, une ville se déplace : les ordres de Domitien jettent aujourd’hui 20000 personnes sur la route !
« Signa statuere! Laxate ! »(« Halte ! repos ! » ). Septième heure (12 heures), une halte bienvenue. Bagages à terre, beaucoup restent encore assis, immobiles, le temps de souffler puis les sacs s’ouvrent et nous commençons à grignoter nos galettes.
Paulus et moi repérons des stèles sur le bas-côté, nous décidons de les dégager. Chaque passant doit pouvoir lire et prononcer le nom des morts, simple question de respect, de tradition, même si nos rares recrues ne comprennent pas. « Conclamari, Signa inferre ! Perge ! » C’est reparti….
Voici la dixième heure (15 heures), nous atteignons la fin de l’étape. Le vrai travail commence. La première cohorte (800 hommes), les deuxième et troisième cohortes (480 légionnaires chacune) restent en armes. Les bagages personnels posés, nous surveillons les campagnes environnantes face à un éventuel ennemi. Les 960 hommes des deuxième et troisième cohortes partent fourrager. Les 2400 des cinq autres cohortes deviennent géomètres, arpenteurs, terrassiers, menuisiers.
Un drapeau blanc marque l’emplacement du Prétoire, un carré de 60m de côté où une poignée de soldats dresse la tente du légat puis celles de tout notre état major. D’autres tracent les deux grands axes perpendiculaires qui en partent et traversent tout le camp jusqu’aux portes : la via principalis et la via praetoria. Des équipes délimitent son périmètre. En armure ou cotte de mailles, armes et boucliers à portée de main, tous creusent maintenant un fossé de 2,70m de large, 3,6m de profondeur et 1960m de long. Ils rejettent la terre vers l’intérieur du bivouac, l’entassent, la dament, construisent ainsi un rempart de 1,20m de hauteur, plantent au sommet des milliers de pieux…A la première heure de la nuit (18heures) le camp apparaît comme un immense rectangle (580x390m) aux coins arrondis, protégé par un fossé doublé d’un rempart de terre taluté de gazon et surmonté d’une palissade. Tous les peuples que nous avons rencontrés éprouvent une fascination certaine pour ce tour de force journalier. La légion en sécurité, nous nous installons enfin : notre centurie aligne ses 11 tentes, le Centurion en bout de rangée, face à celles de la deuxième centurie. Nous délimitons ainsi deux des côtés d’un carré de 40m. Au milieu, nos mules, déchargées, paissent tranquilles, nos chariots sont soigneusement alignés.
Les premiers feux s’allument puis d’autres et d’autres encore, plus de 700 feux illuminent les 22 hectares du camp. Nous devons encore fourbir le matériel, remplacer les clous perdus aux caligae, vérifier les armes, soigner les bobos de la journée…
Deuxième heure de la nuit(20 heures), tandis que Gaius pétrit nos galettes, Publius ramène quelques belles bûches, il rit et montre Paulus qui surgit, ouvre son manteau, dévoile des œufs et une oie, volée ou payée ? Nous ne le saurons jamais. Avec mon petit vin gaulois le contubernium s’apprête à festoyer. Le Centurion le sent bien, il se rapproche, sa patère à la main. Celui-là nous l’aimons bien, dur mais juste, bon soldat, économe de ses hommes et de leurs peines, honnête ce qui pour un centurion devient rare. Issu d’une excellente gens, il croit toujours à la grandeur de Rome. C’est un des nôtres, il termine sa 23ème année. Alors nous partagerons entre vieux soldats qui servent les Flaviens depuis 20 ans. Vespasien d’abord- nous étions à Bedriacum face à Vitellius- puis ses fils Titus et Domitien. Quelques jours de marche encore et aux frontières nous redeviendrons, comme à Novae, les sentinelles de l’Empire.