Un égyptien à la tête de la Legio VIII Augusta

Par • Publié dans : Armée romaine

Fils d’un favori de Caracalla, P. Aelius Coeranus junior fut un des rares orientaux connus comme curateur de cités italiennes, il servit comme légat de la legio Octaua Augusta d’Argentorate, sous le principat de Macrin ou celui d’Élagabal.

Pour redonner vie à ce légat, nous disposons :

  • d’une seule inscription mentionnant sa carrière.
  • des Actes des Frères Arvales, de 214, 239 et 240.
  • d’un récit de Dion Cassius sur l’épilogue de l’« affaire Plautianus » qui impliqua son père.

 

A – CIL, XIV, 3586((RITTERLING E., 1925, RE XII,II, legio VIII Augusta, col. 1661;- GROAG E., STEIN A., 1933, PIR2, I, A 162, p. 26;-BARBIERI G., 1952, p. 12, n° 7;- CHRISTOL M., 1982, p. 161, n° 13:- REYNOLDS J., 1982, p. 674, 680;- LEUNISSEN M. M., 1991, Direct Promotions from Proconsul to Consul under the Principate, p. 231;- . WATISSE M., 2001-2002, La Huitième légion Auguste, n° 43, p. 96-97)) = InscrIt-IV-1, 99((MANCINI I., Inscriptiones Italiae, 1952, InscrIt-IV-1, 99.)) = D 1158((LAMBRECHTS P., 1968, p. 13, n° 6;- DESSAU H., 1954, vol. I, n° 1158, p. 255, D 1158.)). Lieu: Tivoli/Tibur. Province: Latium.

stele Tivoli
Découverte à Tivoli près de l’église San-Andrea. Conservée dans les Musées du Vatican, Musée Chiaramonti, Rome. Base de statue ? Hauteur : 1, 41 m. Largeur : 0, 81m. Epaisseur : 0, 74 m.

 

 

P(ublio) Aelio Coerano,
co(n)s(ulis), proco(n)s(uli) prou(inciae) Mac(edoniae),
leg(ato) leg(ionis) VIII Aug(ustae), iuridico
per Flaminiam et Umbri=
am, praet(ori) urb(ano), trib(uno)
Plebei kand(idato), quaest(ori), IIIIuir(o)
iur(e) dic(undo),frat(ri) Aruali, curat(ori)
ciuit(atum)Antiatium et Aquin
atium, patrono et
flamini Diali Tib(urtino). Decuri
ones Tiburtes.
« A Publius Aelius Coeranus, consul, proconsul de la province de Macédoine, légat de la légion VIII Augusta, juge pour la Flaminia et pour l’Ombrie, préteur urbain, tribun de la plèbe « candidatus », questeur, quattuoruir juridictionnel, frère Arvale, curateur d’Antium et d’Aquinum, patron et flamine de Jupiter de Tibur, les décurions de Tibur ».

 

B – Extrait de CIL VI, 2103 = CFA 99b((SCHEID J., P. TASSINI, J. RUPKE, 1998, Recherches archéologiques à la Magliana, Commentarii Fratrum Arvallium qui supersunt, CFA 99b.)) = ZPE-103-188((LETTA C., 1994, Il « Naufragio » di Caracalla, ZPE 103, 188.)) = AE 1994, 108 = 1998, +113. Lieu : Rome.

– – – – [- – – in Capitolio ante cellam Iu]n(onis) Reg(inae) [f]ratres Aruales conuenerunt ad / [uota soluenda quod dom]inus
n(oster) Imp(erator) Caes(ar) M(arcus) Aurellius Antoninus Pius, / [Felix, Aug(ustus), Parth(icus) max(imus), Brit(annicus)
max(imus), Germ(anicus) ma]x(imus), p(ontifex) m(aximus), t(ribunicia) p(otestate) XVII, imp(erator) III, co(n)s(ul) IIII, p(ater)
p(atriae), proco(n)s(ul), salu[us] / [atque incolumis pro securitate prouin]ciar(um) felicissime ad [h]iberna Nicomediae ing[res]/
[sus sit et immolauit C(aius) Sulpicius Polli]o promag(ister) uice M(arci) Iuli Gessi Bassiani mag(istri), / [Ioui O(ptimo) M(aximo)
b(ouem) m(arem) a(uratum), Iunoni Reg(inae) b(ouem) f(eminam) a(uratam), Mineruae b(ouem)] f(eminam) a(uratam), Saluti
Imp(eratoris) Antonini b(ouem) f(eminam) a(uratam), Fort(unae) duci b(ouem) / [f(eminam) a(uratam), – – – Lari u]iali(?)
t(aurum) a(uratum), Genio Antonini Aug(usti) t(aurum) a(uratum), Iun(oni) Iuliae / [Aug(ustae) b(ouem) f(eminam) a(uratam)
adfuerunt]. C(aius) Sulpicius Pollio, P(ublius) Aelius Coeranus iun(ior), M(arcus) [ // piaculum factum fe]rr(i) inferend(i) /
[scriptur(ae) et scalptur(ae) marm(oris) agna]m et porcil(iam) / [struib(us) et fertis per calato]r(em) / [et publ(icos)] // piaculum
factum / ferri effer(endi) per [calator(em)] / et pub[licos]

 

C – Récit de Dion Cassius (LXXVII, 5).

« Septime Sévère, plus tard, convoqua une réunion du sénat dans la Curie, là, cependant, il ne proféra aucune menace contre Plautien mais il déplora la faiblesse de l’âme humaine incapable de supporter de trop grands honneurs. Il se blâma lui-même d’avoir trop aimé et honoré cet homme. Puis, il ordonna à ceux qui l’avaient informé du complot de Plautien de tout lui révéler dans les moindres détails mais, d’abord, il chassa de la salle ceux dont la présence ne lui sembla pas nécessaire afin de leur indiquer clairement, par ce renvoi, qu’il ne leur accordait plus aucune confiance. Beaucoup, en conséquence, mirent leur vie en péril du fait de leurs relations avec Plautianus et quelques uns furent vraiment exécutés. Quant à Coeranus, cependant, il admit qu’il faisait bien partie des intimes de Plautien mais qu’il feignait comme la plupart des hommes quand ils sont confrontés à ceux que la fortune favorise. Et que, chaque fois que les autres sénateurs suspects étaient invités dans sa maison (celle de Plautien donc) il les avait accompagnés jusqu’à la dernière porte, pourtant il nia avoir partagé les secrets de Plautien affirmant qu’il était toujours resté au milieu, donnant à Plautien l’impression qu’il était en dehors de ses plans et à tous ceux qui étaient étrangers à ses projets qu’il était dans la confidence. A cause de cette attitude, il était considéré avec la plus grande suspicion d’autant plus qu’il y avait une raison supplémentaire. Quand Plautianus avait rêvé que les poissons jaillissaient du Tibre pour se jeter à ses pieds, Coeranus avait déclaré qu’il devait régner à la fois sur la terre et sur l’eau. Mais cet homme, après avoir été exilé sur une île, sept années durant, fut rappelé plus tard à Rome et devint le premier Egyptien à entrer au Sénat puis devint consul, comme Pompée, sans avoir auparavant rempli d’autre charge ».

 

D – Forsch Eph. II, n°26, Heberdey, 1912, reproduite d’après L. Robert((ROBERT L., 1981, Le serpent Glycon d’Abônouteichos à Athènes et Artémis d’Éphèse à Rome, p. 513-535, p. 532.)).

P. Aelius Coeranus Iunior

P. Aelius Coeranus Iunior 

La dédicace A et le texte C précisent :

  • Les tria nomina de P. Aelius Coeranus. Si le gentilice Aelius est très répandu((LÖRINCZ B., 1994, Onomasticon, I, p. 33-38)), le cognomen  Coeranus((Dans la mythologie grecque, Coeranus ou Koiranos (Κοίρανος) signifierait celui qui dirige ou celui qui commande. Ce nom fut porté par Coeranus, fils d’Abas et petit-fils de Melanpous, et père de Polyeidos ; par Coeranus, fils de Polyeidos (Hygenus, Fabulae, 128,136) ;- Par le lycien Coeranus tué par Ulysse pendant la guerre de Troie (Homère, Iliade, 5, 677 ; Ovide, métamorphoses, 13, 527); par le crétois Coeranus, aurige de Merion, tué par Hector ( Homère, Iliade, 5, 165); – Coeranus, philosophe stoïcien grec (Tacite, Annales, XIV, 59)..)) reste peu courant((LÖRINCZ B., Onomasticon, II, p. 68. Ce cognomen, rare, est tout de même connu en Aquitaine avec un C. Iulius Coeran[us (CIL XIII, 478 ) et une Coerana (CIL XIII, 11008).)) et n’est connu, en Italie, qu’à Puteoli((Latium et Campania, CIL X, 1931, Puteoli, P. Caulius Coeranus.)) .
  • Sa filiation, fils de P. Aelius Coeranus.
  • Son origo égyptienne.
  • La présence d’une villa et/ou de possessions à Tibur, soulignée par la présence de la dédicace A.
  • Les étapes du « cursus honorum », exposé dans l’ordre inverse, de P. Aelius Coeranus. Le Lapicide plaça en dernier les fonctions religieuses et les charges municipales.

La carrière de P. Aelius Coeranus pourrait être la suivante :

  1. Quattuoruir juridictionnel.
  2. Le questorat, vers 212/213((ALFÖLDY G., Die Legionslegaten, 1967, n° 66, p. 53-54;- CORBIER M., 1973, circonscriptions judicaires de l’Italie, Pars 2, n° 29, p. 673-674.)).
  3. Le tribunat de la Plèbe obtenu, circa 214/215, comme « kand(idatus) » soulignerait la première faveur du Prince. Il recommande spécialement P. Aelius Coeranus au choix des électeurs par la voie d’un message au Sénat. Ainsi patronné, le Candidatus Caesari se voit naturellement assuré de son élection. Caracalla donne ainsi à sa nouvelle noblesse, les membres de l’ordre équestre,l’accès aux magistratures et aux fonctions administratives qui les suivent.
  4. Le poste de Préteur urbain, vers 217((CORBIER M., 1973, p. 673-674.)) marquerait une deuxième faveur puisqu’il permit à Coeranus de rester à Rome et lui évita un départ, en tant que préteur, vers une province de l’Empire.
  5. Curator rei publicae de deux cités du Latium, Antium((L’actuelle Anzio, sur la Tyrrhénienne, à 60 km au sud de Rome.)) et Aquinum((Aujourd’hui Aquino, à 115 km au sud-est de Rome.)). Exerça-t-il ces deux curatelles en parallèle ou sont elles réunies arbitrairement par le lapicide((Par les routes actuelles, 110 km séparent les deux localités)) ?
  6. Iuridicus per Flaminiam et Umbriam : Les cités de la Flaminia et de l’Ombrie (région VII d’Auguste) échappent au contrôle des magistrats de Rome pour dépendre de sa tutelle judiciaire et administrative.

La séquence classique, curatelle-iuridicus trouverait sa place vers 218((CORBIER M., opus citatum, p. 673-674 ;- DIETZ K., 1980, Senatus contra principem, p. 41-43.)) ou dans les années suivantes. Les curatelles représenteraient le premier poste prétorien de Coeranus et se placeraient avant sa légation légionnaire. L’obtention du juridicat d’une région italienne semble constituer une exception((CORBIER M., opus citatum, p. 673-674.)) .

  1. Le commandement légionnaire de la VIII Augusta, à Argentorate, sous le principat de Macrin ou celui d’Élagabal((RITTERLING E., 1925, RE XII, II, col. 1661;- Idem, Fasti, p. 129, n° 68 ;- ECK W., 1985, p. 249, n° 84 ;- ALFÖLDY G., 1967, opus citatum;- CORBIER M., 1973 ;- PFLAUM H.-G., 1963, Agri decumates, p. 226, n° 17, 230; Idem, 1981, Scripta varia, p. 87, 91. PLAUM H.-G., Remarques sur, p. 228, n° 19, 203; Idem, 1981, Scripta varia, p. 203, n° 19; PFLAUM H.-G., 1966, Augustianus, p. 18, n° 12; Idem, Scripta varia, p. 388, n° 12. Selon cet auteur P. Aelius Coeranus deviendrait proconsul de la Province de Macédoine vers 218-228 puis consul suffect entre 220-230. Il place ce proconsulat soit entre 215-225 ou 216-226, soit entre 217-227 ou 218-228. Légat entre 217 et 222.)) soit dans les années 218-222.
  2. Le proconsulat dans la province sénatoriale de Macédoine, circa 222.
  3. Le consulat, enfin, qui sembla couronner sa carrière, dans la décennie 220-230 ((DEGRASSI A.,I Fasti consolari dell’ Impero romano, p. 145.)), probablement Circa 225 ((PFLAUM H.-G., 1966, Augustanius, p.18, n°12; Idem, 1981, Scripta varia, p. 388, n° 12, place ce consulat entre 220 et 230 ;- DIETZ K., 1980, p. 41-42)).

La dédicace mentionne ensuite deux sacerdoces :

Frère arvale (inscription A et texte B): Ce collège de 12 flamines célébrait le culte de Dea Dia (Céres) chaque année, lors de la pleine lune du mois de mai. Le compte rendu de leurs actes, pour l’année 214 mentionne, un P.Aelius Coeranus junior, présent à Rome, les 19 et 20 mai 214. Son nom figure en avant-dernière position devant celui de Carsonius Lucillus. Il fut donc coopté peu de temps après le retour de son père à la vie publique(( JACQUES F., 1983, p. 130.)). Il apparait aussi dans les comptes rendus de 239((CIL VI, 37165.)) et de 240((CIL VI, 39443, I, 23.)).

« Flamen dialis » de Tibur (Inscription A): Cette charge de « flamine de Jupiter » plaça Coeranus au sommet de la hiérarchie sacerdotale de la colonie. Elle lui enjoignait de superviser aussi le culte de l’Empereur et nous révèle qu’il fut un « homme marié » (son épouse est la flaminica).

Les fonctions locales : L’ « ordo decuriones » de Tibur((Actuelle Tivoli.)) c’est à dire les notables, les chevaliers, les grandes familles sénatoriales ou équestres sollicitèrent Coeranus qui devint Patron de leur colonie.

 

Aelius Coeranus pater((GROAG E., STEIN A., 1933, PIR2, I, A 161, p. 26.)) ou l’épilogue de l’affaire Plautianus((Récit de Dion Cassius (LXXVII, 5).)):

Septime Sévère maria son fils Caracalla à P. Fuluia Plautilla, la fille de son ami C. Fuluius Plautianus. Commandant de la garde prétorienne, Plautianus disposait d’une énorme fortune et d’importants pouvoirs. Il projeta d’éliminer Caracalla pour s’emparer de l’Empire et ainsi succéder à Septime Sévère…Trahi, confondu, Plautien fut exécuté, en 205, ce qui permit à Caracalla de se débarrasser, à la fois, d’une femme haïe et d’un beau-père très encombrant ! Un certain Coeranus se trouva, comme beaucoup, plus ou moins compromis dans cette affaire et en danger de mort.

L’inscription d’Ephèse((HEBERDEY R., 1912, Das Theater in Ephesos, Forschungen in Ephesos, n° 26.)) (D) mentionne ce même Coeranus (ligne 3, Koiranos) comme libellis aux côtés d’Aelius Antipater (ligne 2).

Dès 198, Caracalla reçut de son père les titres d’Imperator Destinatus et d’Augustus. Agé d’à peine 10 ans, il se trouva ainsi associé à son père.

L’inscription D, un peu plus tardive, datée des années 200-205, nous donne la liste des cinq conseillers qui entouraient le jeune prince, alors âgé de 12 à 17 ans, elle comprend :

  • Deux sénateurs « amici », Antonius Iuuenus et probablement Septimius Apes dont le nom fut martelé.
  • Deux secrétaires palatins de Septime Sévère, qualifiés de philoi, les chevaliers Aelius Coeranus (a libellis) et Aelius Antipater (ab epistulis Graecis)((MILLAR F., 1984, The Greek East and Roman Law, pp. 90-108. Ce fut aussi le cas d’Aelius Antipater « ab epistulis Graecis » qui devint gouverneur consulaire sous Septime Sévère ou de Marcus Ulpius Ofellius Theodorus « a libellis » très tôt sous Caracalla qui finit lui aussi gouverneur entre 219 et 222. )). Le titre de Philos confère à Aelius Coeranus un rang de dignité distinct de sa fonction de secrétaire palatin((CORIAT J. P., 1997, Le prince législateur, p. 206.)).

Qui est donc ce personnage que Dion Cassius campe en quelques lignes ?

Probablement issu de l’élite cosmopolite d’Alexandrie((BARBIER G., 1952, p. 11, n° 6.)), P. Aelius Coeranus pater fit partie des familiers de Septime Sévère. Membre du conseil de l’empereur il fréquenta tout naturellement l’épouse de Caracalla, Publia Fuluia et son beau-père, Plautianus, le commandant de la garde prétorienne. Il côtoya de nombreux sénateurs, accepta naturellement leurs invitations, entendit beaucoup de choses, partagea vraisemblablement leurs « petits secrets » et prenant trop de goût à ces rencontres finit par participer à des discussions qui s’avéreront « imprudentes ».

Dans cette intrigue, réelle ou montée de toutes pièces par Caracalla, Coeranus bénéficia d’une mesure de clémence relative de la part de Septime Sévère… un empereur dont la mansuétude ne fut pas la première qualité ! Exilé puis rappelé, il profita, soit dès 212, soit peu après, d’une « adlectio inter praetorios » de Septime Sévère ou de Caracalla qui le propulsa au Sénat lui ouvrant ainsi la voie du consulat suffect((DEGRASSI A., 1952, p. 59;- DION, LXXVII, 5, 5 ;- LAMBRECHTS P., 1968, p. 13, n° 5.)).

Un tel avancement de carrière n’apparaît pas comme une chose exceptionnelle sous la dynastie des Sévères((MILLAR F., 1984, The Greek East and Roman Law, opus citatum.)) mais pose bien des questions : à Rome, la mode n’était absolument pas à la promotion d’exilés soupçonnés de complicité dans un projet d’assassinat du Prince.

Coeranus père, bénéficia d’une amnistie de Septime Sévère probablement en raison des liens particuliers qui unissaient les deux hommes et de ceux qui s’étaient créés, dans les années 200-205, entre le jeune Caracalla et son « a libellis ».

Le retour en grâce de P. Aelius Coeranus père permit à P. Aelius Coeranus junior de commencer une carrière sénatoriale dès 212-213.

 

 

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

A voir aussi