La place des femmes dans la Legio VIII Augusta

Par • Publié dans : Armée romaine

Quelle peut-être la réalité d’une présence féminine dans l’univers des légions, aux côtés des militaires, dans un quotidien où la cruauté, la bestialité, la force des armes, l’emportent sur toute autre considération?

Ce monde là laisse-t-il parfois la place aux sentiments et comment peuvent-ils s’exprimer ?

Vous découvrirez dans les trois exemples suivants la place des femmes dans la Legio VIII Augusta telle que les inscriptions nous la révèlent.

 

La stèle de Lucius Titius et de Quintus Titius

CIL V, 936 ((WATISSE M., La Huitième légion Auguste, 2001-2002, n°8-9, p 73-74 ;
HOPE V. M., Constructing identity: the Roman Funerary Monuments of Aquileia, 2001, p. 137.
))= InscrAqu-II, 2756a((BRUSIN J.B., Inscriptiones Aquileiae, Pars altera, 1992, pp. 1407, n° 2756 a et b, p. 921-922, photo, p. 922.InscrAqu-II, 2756a, InscrAqu-II, 2756b.)) =D 2423((DESSAU H., Inscriptiones Latinae Selectae, vol I, p. 484 n° 2423. D 2423.)) =IEAquil 91a((LETTICH G., Itinerari epigrafici aquileiesi, 2003, p. 85-86, n°91. IEAquil 91a; IEAquil 91b.)) et

CIL V, 937 = InscrAqu-II, 2756b((BRUSIN J.B., Inscriptiones Aquileiae, Pars altera, 1992, pp. 1407, n° 2756 a et b, p. 921-922, photo, p. 922.InscrAqu-II, 2756a, InscrAqu-II, 2756b.)) = IEAquil 91b((LETTICH G., Itinerari epigrafici aquileiesi, 2003, p. 85-86, n°91. IEAquil 91a; IEAquil 91b.)).

Province: Venetia et Histria / Regio X. Origine: Aquilée/Aquileia

Lucius Titius
L(uci) f(ilius) Vot(uria)
veteranus
leg(ionis) VIII Aug(ustae)
stipendiorum
XXV mensor
frumenti v(ivus) f(ecit) sibi et
Titiae Fuscae L(ibertae)
concubinae
Vitali f(ilio)
Ingenuae f(iliae) Veneriae
delicatae
et lib(ertis) lib(ertabus)q(ue) suis
et eorum natis
nascentibus
l (ocus) m(onumenti) in fr(onte) p(edes) XVI
Q(uintus) Titius
L(uci) f(ilius) Vot(uria)
veteranus
leg(ionis) VIII Au[g(ustae)]
imaginife[r]
stipendioru[m]
XXV t(itulum) f(ieri) i(ussit) sibi [et]
Paciliae T(iti) l(ibertae) Severae
coniugi et
Q(uinto) Titio Q(uinti) f(ilio) Severo f(ilio)
Venustae
et lib(ertis) lib(ertabus)q(ue) suis
et eorum natis
nascentibus
in agro pedes XXXII

Lucius Titius fils de Lucius inscrit dans la tribu Voturia, vétéran de la légion VIII Auguste, il a servi 25 ans, mesureur du blé. Il a fait ceci de son vivant pour lui et pour Titia Fusca son affranchie et concubine, son fils Vitalis, sa fille Ingenua Veneria enfant gâtée, ses affranchis et ses affranchies et pour leurs enfants ou pour ceux qui naitront. Aire sépulcrale de XVI pieds de front.

 

Quintus Titius fils de Lucius de la tribu Voturia, vétéran de la légion VIII Auguste, porteur de l’image de l’Empereur, il a servi 25 ans, il a ordonné de faire ceci par testament pour lui et pour son épouse Pacilia Severa, affranchie de Titus, pour son fils Quintus Titius Severus fils de Quintus, pour Venusta, pour ses affranchies et affranchis, pour leurs enfants ou pour ceux qui naitront. Ce monument mesure 32 pieds de profondeur.

Cette double inscription concerne deux frères et précise :

  • Leur duo nomina, Lucius Titius et Quintus Titius.
  • Leur filiation, fils de Quintus. Quintus Lucius, homonyme de son père pourrait être l’ainé.
  • Leur tribu d’inscription, la Voturia.
  • Leur statut de vétéran acquis après les XXV stipendia.
  • Leur unité, la VIIIe Augusta dans laquelle ils servirent au début du Ier siècle((FORNI G., Il reclutamento delle legioni da Augusto a Diocletiano, 1953, p. 163, 227 ;
    TODISCO E., I Veterani in età imperiale, Edipuglia, 1999, p. 125.
    )).
  • Leur fonction dans cette légion, mensor frumenti et imaginifer.

 

Lucius vivait avec Titia Fusca, son affranchie et concubine qui lui donna un fils et une fille. Il semble que le mariage ne se soit pas (encore ?) fait.

Quintus épousa Pacilia Severa, une affranchie de Titus (de son frère ?), qu’il qualifie de coniux donc d’épouse légitime et dont il eut au moins un fils, Quintus Titus Severus.

Vous remarquerez que deux anciennes servae accèdent au statut d’affranchie puis de compagne ou d’épouse de deux vétérans.

Quant au tombeau familial il reste ouvert, selon la coutume, aux autres affranchis et à leur descendance.

 

La stèle de Tertinius Gessius et de Tertinia Amabilis

CIL XIII, 1897((RITTERLING E., Legio VIII Augusta, RE XII, 1925, col. 1642;
LE GLAY M. , HELLY
B. , REYNAUD J.-F., Nouvelles inscriptions de Lyon, 1982, n° 40-1, p. 123-148, p. 137-138 ;
WALSER G., Römische Inschriftkunst, 1993, n° 108, p. 242-243 ;
WIERSCHOWSKI L., Die regionale Mobilität, 1995, p. 300, 323; 

WESCH-KLEIN G., Soziale Aspekte des römischen Heerwesens in der Kaiserzeit, 1998, p.100;

WIERSCHOWSKI L., in Gallien- « Gallier » in der Fremde, 2001, p. 309, 314- 315, n° 439;
KAKOSCHKE A., Ortsfremde in den römischen Provinzen Germania inferior und Germania superior ,2002., p. 605 Anm. 3662.
)) = CAG 69-2- p. 668-669((LE MER A.- C., CHOMER C., Carte archéologique de la Gaule, 2007, n° 24, p. 668. CAG 69-2- p. 668-669.)). Province : Lugudunensis. Origine : Lyon/Lugudunum.

D(is) M(anibus)Ave Amabilis Gessio
tuo karissi[m]a
et quieti aeternae Tertini
Gessi veterani leg(ionis) VIII Aug(ustae)
et Tertiniae Amabilis sive Cyr
[il]le natione Graeca Nicom[e]
dea coniugi karissimae et pie
ntissimae castissimae conse
rvatrici mihi pientissimae For
tunae pr(a)esenti quae mihi
nullam contumeliam nec ani
mi l(a)esionem fecit quae mecum
vixit in matrimonio annis XVIII
diebus XX sine ulla laesura nec ani
mi mei offensione quae dum ego
in Peregre eram subita morte die
tertio mihi erepta est et ideo hunc titu
lum mihi et ill<i=E> viv(u)s posui et(!) posterisque
meis et sub ascia dedicavi

« Adieu Amabilis Chérie de ton Gessius!

Aux dieux Mânes et au repos éternel de Tertinius Gessius, vétéran de la légion VIII Auguste et de Tertinia Amabilis, dite aussi Cyrille, grecque née à Nicomédie, ma très chère épouse, la plus fidèle et la plus vertueuse d’entre toutes, la gardienne la plus fidèle de mon bonheur aussi longtemps qu’elle fut à mes côtés, celle dont je n’ai jamais subi le moindre affront ni mon âme la moindre blessure, qui a vécu auprès de moi en mariage dix-huit ans et vingt jours sans jamais m’avoir causé ni le moindre chagrin, ni la moindre offense et qui, pendant que j’étais en voyage, m’a été arrachée le troisième jour par une mort soudaine… C’est pourquoi j’ai, de mon vivant, élevé ce tombeau avec cette épitaphe, pour moi et elle et pour mes descendants et je l’ai dédié sous l’ascia ».

Cette longue épigraphe nous donne :

  • La formule « Diis Manibus et memoriae aeternae » qui semble typique des inscriptions de Lyon((BÈRARD F., Vie, mort et culture des vétérans d’après les inscriptions de Lyon, 1992, p. 176, 179 et 189.)).
  • Les duo nomina du « miles », Tertinius Gessius dont le gentilice pourrait être d’origine ubienne((BÈRARD F., Remarques sur les gentilices des légions de Germanie détachés à Lyon dans la première moitié du IIIe siècle, 2001, p.671.)).
  • Son statut de vétéran de la VIIIe légion Auguste. Un détachement de cette légion est envoyé à Lyon à partir de 197 ap. J.-C.
  • Le nom de son épouse Tertina Gessia, grecque de la Province de Pont et Bithynie, son affranchie puisqu’elle porte le même gentilice que lui.
  • Gessius fait l’éloge appuyée de son épouse défunte. Ce type de laudatio, riche en adjectifs (fidèle, vertueuse), se retrouve aussi bien sur des exemples militaires que sur des épitaphes de civils((BÈRARD F., Vie, mort et culture des vétérans d’après les inscriptions de Lyon, opus cité.)). Elle n’apparaît pas en Germanie, ni sur la frontière danubienne mais aurait des parallèles avec des formules analogues « sine querela » en Italie((AE 1996, 619; – AE 1982, 176…)), et à Rome((CIL VI, 3053, 6984.)) même ou « sine offensione »((CIL X, 5534.)).

Cette épitaphe pourrait être mise en relation avec l’expédition parthique de Caracalla. Des détachements des quatre légions de Germanie: VIII Augusta, XXII Primigenia, XXX Ulpia et I Minerva, prirent leurs quartiers d’hiver à Nicomédie, en 218 ap. J.-C.((Dion Cassius, LXXIX, 7.))

Tertinius Gessius aurait pu acheter Cyrille comme esclave à ce moment là, l’affranchir beaucoup plus tard puis l’épouser au terme de sa militia.

 

La stèle de Marcus Aurelius Lucillus

CIL II, 4147((LE BOHEC, L’armée romaine sous le Haut-Empire, 1998, p. 45-46.)) = RIT, 178((ALFÖLDY G., Die Römischen Inschriften von Tarraco, 1975, RIT 178.)) = Denkm, 752((SPEIDEL M. P., Die Denkmäler der Kaiserreiter,1994, Denkm 752)) = CIL II-2-1, 1031 = Richier 384((RICHIER O., Centuriones ad Rhenum, 2004, n° 384, p. 414-415, Richier 384.)). Province: Hispania cisterior. Origine: Tarragone/Tarraco.

M(arco) Aur(elio), M(arci) f(ilio), Pap(iria), Lucilio (ou Luci[l]o?), Poetovion(e),
ex singularib(us) Imp(eratoris), (centurioni) leg(ionis) I
Adiut(ricis), leg(ionis) II Tr(aianae), leg(ionis) VIII Aug(ustae),
leg(ionis) XIIII Gem(inae), leg(ionis) VII Cl(audiae),
leg(ionis) VII Gem(inae), III(tertio) hast(ato) pr(iori),
annorum LX, sti
pendiorum XXXX,
Ulpia Iuventina
uxor et heres ma
rito pientissimo
et indulgentissi
mo faciend(um) curavit
 « A Marcus Aurelius Lucillus, fils de Marcus, de la tribu Papiria, originaire de Poetevio, venu de la garde impériale, centurion de la Ie Adiutrix, de la IIe Trajanienne, de la VIIIe Augusta, de la XIVe Gemina, de la VIIe Claudienne, hastatus prior de la VIIe Gemina, décédé à 60 ans après 40 ans de service. Ulpia Juventina, son épouse et héritière, a pris soin de faire ériger cette sépulture pour son mari qui s’est acquitté de tous ses devoirs et qui fut plein de bienveillance ».

Cette épitaphe donne :

  • Les tria nomina du défunt avec son praenomen, Marcus, son gentilice, Aurelius et son cognomen, Lucillus. Son nom suppose l’obtention de la citoyenneté romaine, au plus tôt sous Marc Aurèle, avec pour origine la Colonia Ulpia Traiana Poetovio, fondée par Trajan pour ses vétérans sur l’emplacement d’un ancien camp légionnaire. Né pérégrin, Lucillus obtient cette citoyenneté à l’incorporation ou la tient de son père qui aurait servi sous Marc Aurèle (?).
  • La filiation, fils de Marcus.
  • La tribu d’inscription, la Papiria.
  • L’origo, Poetevio, l’actuelle Ptuj sur la Drave, en Slovénie.
  • L’âge au décès, 60 ans.
  • Le nombre de stipendia, 40. Marcus Aurelius Lucillus s’engagea dans le métier des armes dès 20 ans.
  • La filière de recrutement, la garde impériale. L’inscription ne précise pas d’éventuels services antérieurs.
  • Les cinq centurionats((SUMMERLY R., Studies in the legionary centurionate, 1992, vol. 1, n° 815, p. 152;- SUMMERLY R., Studies in the legionary centurionate, vol. 2, p. 141, 144.)) qui jalonnent une carrière terminée au grade de Hastatus prior dans la IIIe cohorte de la VIIe Gemina.
  • La présence d’une épouse et héritière, Ulpia Juventina qui prit en charge l’organisation des cérémonies funéraires et fit ériger la sépulture de son mari. Elle porte le nom de la colonie de vétérans fondée par Trajan. L’inscription semble exclure toute descendance vivante (?).

 

CONCLUSION

Dans un monde de règles, de droit, de violence où priment la force physique et l’usage du glaive, la femme existe et transparait sur les épigraphes des milites comme sur celles des vétérans ou de certains centurions.

Son nom s’inscrit en toutes lettres sur les stèles. Chaque passant peut le lire, le prononcer et elle accède à cette part d’immortalité au même titre que le soldat !

Les mots de liberta, concubina, contubernalia, coniux ou uxor, mater… évoquent son statut, ses liens de parenté et soulignent sa place dans la vie de ces militaires.

Les épitaphes indiquent souvent son statut de liberta et, par la même, celui d’ancienne serva.

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

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