Impact de l’installation durable d’une légion romaine : la VIII à Strasbourg
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Armée romaine
A la fin des années 80 ou au tout début des années 90 ap. J.-C., la legio Octava Augusta quitte son camp de Mirebeau-sur-Bèze pour s’établir à Strabourg/Argentorate.
Rome déplace une impressionnante machine de guerre :
– plus de 5120 légionnaires,
– 120 cavaliers,
– 1280 calones,
– le train,
– l’artillerie,
– des milliers de bêtes,
– l’état major avec son légat, ses tribuns, ses préfets…
Tout un monde de légionnaires, d’ingénieurs, d’officiers, arrive sur les rives de l’Ill et du Rhin, le « Rhenus pater ».
L’installation durable de ces militaires modifie radicalement le paysage humain, social et économique de notre Alsace.
La légion, une centrale d’achat
Nourrir, vêtir, armer une légion, renouveler ses équipements ne constitue pas une mince affaire et les sommes engagées deviennent énormes.
Fig : 1 Propositions de rations journalières pour un légionnaire romain
STOLLE 1914 | ROTH 1999 | Calories fournies par les rations de Roth | Protéines fournies par les rations de Roth | Rations des soldats français à Verdun en 1916 | |
FRUMENTUM | |||||
– Grain((Labisch (1975), Gentry (1976), Le Roux (1994) et Junkelmann (1997) proposent une ration de grain de 1 kg par jour. Engels (1978) et Goldsworthy (1996) l’estiment à 1,4 kg tandis que Kissel l’évalue à 700 g, à peine.)) | 815 | 850((Brethes (1996) souligne que la classe 16 recevait, à Verdun, 850g. de pain pour les travaux pénibles de nuit.)) | 750 à 850 | ||
– ou pain | 1137 | 850 | 1950 | 75 | |
– Biscuit ou Bucellatum | 569 | 650 | |||
COMMEATUS | |||||
– Viandes de boeuf, de mouton (ovis), d’agneau (agnus), de chevreau (haedus)… | 117 | 160 | 640 | 15 | 400 à 600 |
– ou porc, sous forme de saucisse et de boudin (farcimina), de jambon (perna), de lard (lardum ou lardarius)… | 117 | 160 | 32 | 50 | |
– Lentilles (lentes), fèves (fabae), pois (pisae ou pisa)… | — | 40 à 50 | 170 | 10 | 60 à 100 |
– Fromage (caseus) | 27 | 27 | 90 | ? | |
– Huile d’olive (oleus) | — | 40 | 350 | 10 | |
– Vin((Goldsworthy (1996) propose 450g. de commeatus, 1 litre de vin et 5 centilitres d’huile.)) | 327 | 160 | 190 | 0,5 l | |
– Sel | 21 | 40 | 24 | ||
1,040 à 1,629 kg | 1,117 à 1,327 kg | 3390 calories |
Nous travaillons sur les 5120 légionnaires pour lesquels nous avons des données chiffrées réelles et incontestables : nous connaissons parfaitement la solde des légionnaires sous Domitien, soit 300 deniers par an (1200 sesterces) octroyés en trois stipendia de 400 sesterces chacun.
En nous concentrant sur cette seule donnée et sans tenir compte des différences de salaire entre le soldat de base, les sesquiplicarii, les duplicarii… dont nous ne connaissons pas le nombre, le flux entrant à Argentorate et par an atteindrait 1 536 000 deniers ou 6 144 0000 sesterces.
Des papyri et des tablettes de Vindolana dévoilent les dépenses des soldats.
Les papyri
Le papyrus Fink RM 68((publié sous le nom de P.Gen.Lat. I)) daté des années 81-83, concerne deux militaires du camp légionnaire de Nikopolis, appartenant probablement à la Legio III Cyrenaica.
Fig 2, Les retenues « ex eos solvi » d’après les papyri de Nikopolis (Épire, Grèce)
Source : Fink RMR 68 ou P.Gen.Lat.I81/83 après J.-C. | Gaius Valerius Germanus | Quintus Iulius Proculus | ||||
M.A. Speidel (1992) propose des stipendia(1, 2 et 3) de 250 sesterces, évaluation critiquée par R. Alston (1994) qui suggère des stipendia de 300 sesterces. | ||||||
1 | 2 | 3 | 1 | 2 | 3 | |
Foin | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 |
Nourriture | 80 | 80 | 80 | 80 | 80 | 80 |
Caligae et chaussettes | 12 | 12 | 12 | 12 | 12 | 12 |
Saturnalia | 20 | 20 | ||||
Etendards | 4 | 4 | ||||
Vêtements | 100 | 145,5 | 60 | 145,5 | ||
Retenue totale sur le “ex eos solvi“ | 222 | 106 | 188 | 182 | 106 | 247,5 |
Retenue totale sur les 3 stipendia | 516 sesterces soit de 68,8% à 57,3% de la solde | 535,5 sesterces soit de 71,4% à 59,5% de la solde |
Ces deux écrits, espacés d’une dizaine d’années, soulignent un même prélèvement « in victum » de 80 sesterces ou 20 deniers, sur chaque stipendium et suggèrent des retenues sur solde variant de 57,3% à 71,4%.
Les tablettes de Vindolanda
Le décryptage des tablettes découvertes à Vindolanda sur le mur d’Hadrien, dans le Nord de l’Angleterre, révèle le budget de soldats romains vivant entre 75 et 125 après J. -C., 50 % de leur solde disparaît en retenues((Agnès Groslambert, 2012)).
Les retenues sur solde (ex eos solvi)
Sur la base de ces deux types de documents, les dépenses des légionnaires pour leur nourriture, leurs vêtements, les fêtes comme les Saturnales (17-18 décembre) s’échelonneraient entre 150 et 215 deniers.
A l’échelle d’une légion, cela représenterait de 768 000 à 1 100 800 deniers, une manne financière pour les negociatores, les commerçants et les artisans locaux.
Les produits alimentaires nécessaires sont :
– Soit fournis aux soldats. Ils proviennent de marchés passés entre l’armée et des negociatores, ces « intermédiaires qui marchent dans les pas de l’armée ». La tablette 343 de Vindolanda((Vindolanda 343 = AE 1990, 671 = AE 1991, 1164)) mentionne un de ces contrats pour 5000 modii d’épeautre (soit plus de 32 tonnes !), 119 modii de céréales, 170 cuirs, 100 livres de tendons…).
– Soit acquis sur les marchés locaux comme un bœuf à 115 sesterces((AE 1920, 42)), des produits frais. Ces achats provoquent une circulation monétaire basée sur les deniers, sesterces, as, ce qui force les populations locales à manier la monnaie romaine.
Les tablettes de Vindolanda, les inscriptions de Pompéi, donnent une idée des prix : 21 poulets pour dix deniers soit le poulet autour de 2 as, 60 livres I/2 de bacon pour 8 deniers et trois as, un modius de blé (6,503 kg) entre 1 denier et 5 as, une mesure de vin ( 0,547 l) entre 1 et 4 as, suivant la qualité((CIL IV,1679))…
Pour un légionnaire, les vêtements représentent une dépense conséquente. Une tunique militaire en laine (1,55 x1, 40 m, 1,6 kg) peut coûter de 3 à 6 deniers, un sagum (2,66 x 1,77 m, 1,6 kg) 5 deniers 3/8 à 6 deniers.
Le soldat doit débourser 12 deniers pour l’acquisition d’un manteau d’hiver et d’une tunique de laine soit 4% de la solde… Pour les negociatores et les commerçants locaux le marché prévisionnel représente 5120 manteaux et 5120 tuniques qui se renouvellent plus ou moins régulièrement, sans compter les caligae !
Le camp légionnaire, pôle d’activité économique
Les soldats disposent ainsi de la plupart des produits connus dans l’Empire, leurs stipendia leur donnent les moyens de les acheter.
Le camp devient un pôle d’attraction et d’activité économique: il représente une aubaine, un énorme marché pour les artisans du cuir (caligae, cingula…), les lainiers et drapiers de tout poil (tuniques, manteau, paenula…), les forgerons, les tenanciers… d’où une concentration de negociatores, de marchands et le développement des canabae. La légion fonctionne donc comme une gigantesque centrale d’achats et aujourd’hui même combien de Maires ou de députés s’opposent au départ du régiment installé dans leur municipalité… ?
L’économie générée par la légion ne se base pas sur les réquisitions mais sur la circulation monétaire. Domitien lui même n’hésite pas à le rappeler et à couper court à toute tentative inutile en précisant qu’une réquisition
ne peut se faire qu’avec un permis délivré par moi-même… afin de venir en aide aux provinces épuisées((IGLS, V, 19989, 1. 1-5 et 17-30)).
La présence d’une légion stimule également la production agricole (blé, foin), l’élevage (chevaux de monte, mulets), induit de nombreux circuits commerciaux avec des produits qui viennent de la région méditerranéenne comme les huiles et saumures de Bétique, les vins…
La légion et le génie civil
Amener l’eau
L’installation d’une légion avec ses troupes, les compagnes des soldats, les enfants, les affranchis, les esclaves, induit le développement de canabae dans lesquelles affluent artisans, petits commerçants et negociatores. Argentorate pouvait atteindre et même dépasser 20 000 habitants avec d’énormes besoins en eau pour la boisson, l’hygiène, les fontaines, les thermes légionnaires…
Pour ravitailler en eau potable cette population et le camp, les ingénieurs de la VIII Augusta construisent un aqueduc de 20 km de long. Le point de départ de la conduite se situe à Kuttolsheim, à 20 km au N.-NW de Strasbourg, à mi-distance entre Saverne et Argentorate. Là, les légionnaires captent les sources de la Souffel, un petit affluent de l’Ill, au régime pluvial qui affiche un débit de 0,343 m3⋅s-1 puis leur ouvrage traverse, du NNW au SSE, les communes de Kuttolsheim, de Fessenheim, de Quatzenheim, d’Hurtigheim, de Stutzheim, de Dingsheim et d’Oberhausbergen pour rejoindre finalement le camp. L’aqueduc se compose de deux files de tuyaux de terre cuite, espacées de 30 cm. Chaque élément en terre cuite, de forme tronconique, présente, à son extrémité la plus étroite, un about cylindrique permettant l’emboîtement avec l’unité suivante (Fig. 3, 2). Un mortier à la chaux, très dur et très fin, scelle les joints entre les tubes. Chaque pièce mesure entre 0,52 et 0,60 m de long (Fig. 3, 1), le diamètre externe tourne autour de 26 cm et le diamètre interne autour de 20 cm. L’épaisseur des tubes atteint de 25 à 39 mm. La double conduite mesure 20 km de long pour un dénivelé de 60 m avec une pente moyenne proche de 3% (en réalité 3, 13 m pour un kilomètre)!
Légende :
1) Élément de la double conduite.
2) Emboîtement des tuyaux.
3) Reconstitution d’un regard de l’aqueduc de Kuttolsheim (Schoepflin et Ravenez, 1851, pl. complémentaire III)
« Ces tuyaux passent dans des pierres carrées de vingt-trois pouces de largeur et d’épaisseur (soit 62 cm) et de deux pieds neuf pouces de hauteur (soit 0,89m), placées l’une à coté de l’autre, qui, outre l’ouverture horizontale de huit pouces qui les traverse (soit 21,6 cm), et dans laquelle étaient emboités ces tuyaux, sont percées dans la partie supérieure d’un trou vertical communiquant avec l’ouverture horizontale. Ce trou vertical n’a d’abord que cinq pouces neuf lignes de diamètre (soit 15,5 cm), mais à deux pouces de la superficie, il s’élargit par un rebord horizontal d’un pouce neuf lignes (soit 31 cm se diamètre et 5,4 cm de profondeur). Cet élargissement est évidemment destiné à y emboiter un tuyau vertical… ».
La conduite est soit :
– posée au fond d’une large tranchée de près de 3 m de largeur((Hatt, 1954)).
– placée au-dessus du sol naturel dans la traversée des vallons et des dépressions du terrain. La conduite circule, à 1 m de profondeur, dans des levées de terre longues parfois de plusieurs centaines de mètres et large d’une dizaine de mètres((Stieber, 1960)).
Des regards en grès (columnaria, Fig. 3, 3), aménagés à intervalles réguliers, permettent la maintenance, le contrôle des débits, la réduction de la pression interne dans la conduite((Schweighaeuser, 1828 ;- Schoepflin et Ravenez, 1851 ;- CAG 67-1, 618, fig. 550)). Une voie de contrôle, destinée à l’entretien et aux réparations, longe l’ouvrage.
La réalisation de cet aqueduc nécessite la production de plus de 70 000 tuyaux et leur mise en place, le calcul d’une direction et d’une pente moyenne, des terrassements dépassant au minimum les 60 000 à 70 000 m3 de terre. Seuls les ingénieurs de la VIII et les légionnaires paraissent capables de réaliser techniquement un tel ouvrage.
Ce travail n’est pas un cas unique… Au IIe et IIIe siècles apr. J.-C., pour desservir les villes d’Adhraha, d’Abila et de Gadara en eau, les légionnaires construisent un aqueduc. Ils captent l’eau des sources de Dille, au pied du mont Hermon et la conduisent jusqu’à Gadara, à l’est du lac Tibériade. Cet ouvrage de 170 km reste, à ce jour, le plus long aqueduc connu de l’Antiquité, devant ceux de Carthage (à peine 132 km…) et ceux de Rome même (91 km).
Il traverse les plaines agricoles de la Syrie puis, à partir d’Adhraha, il suit les vallées qui mènent à Gadara. La première partie, classique, consiste en un canal maçonné, enterré avec des ponts enjambant les oueds, Pour la seconde partie, Adharha-Gadara, sous le contrôle de leurs ingénieurs, les légionnaires creusent un tunnel dans la roche, à flanc de falaises, un tunnel de 106 km de long((Damien Cazagne, 2009)).
Diriger l’extraction de la pierre
La VIIIe légion exploite les carrières de Norroy-les-Pont-à-Mousson, situées à 6 km au nord de Pont à Mousson, sur la rive gauche de la Moselle, en Gaule Belgique sur le territoire des Médiomatriques (Lorraine actuelle, Meurthe et Moselle). Le centurion Publius Talpidius Clemens dirige la tâche de ses légionnaires. Il travaille aux côtés de ses collègues Lucius Pompeius Secundus, centurion de la XXIe Rapax((CIL XIII, 4623)), Vibius Martialis, centurion de Xe Gemina((CIL XIII, 4624)) et Caius Appius Capito centurion de la XIIIIe Gemina Martia Victrix((Finke 90 = ILTG 387)). Tous remercient les dieux et leurs dédicaces s’adressent de la même façon à Jupiter très bon très grand et à Hercule carrier (Fig. 4).
« Consacré à Jupiter très bon, très grand et à Hercule carrier, Publius Talpidius Clemens, centurion de la VIIIe légion Augusta avec ses soldats de la même légion se sont acquittés de leurs vœux de bon gré, avec joie, comme de juste.”
Ces hommes ont reçu une formation spécifique de conducteur ou de chef de chantier, une formation dispensée à un petit nombre de cadres et qui doit suffire aux besoins d’une légion. Les centurions constituent probablement le personnel d’encadrement et règnent sur tout un monde de tailleurs de pierre, de scieurs, de forgerons mais aussi d’esclaves, de punis… Ils cessent d’être seulement des “chefs de guerre”, d’autres tâches les réclament en dehors du camp. Ils deviennent officiers du génie et jouent un rôle cultuel.
Les blocs de calcaire de la cuesta de la Moselle partent d’abord vers Mirebeau sur Bèze où la VIIIe s’est installée dés le début des années 70, la construction du camp accapare alors une partie des effectifs de cette légion. Les blocs de « pierre de Norroy » partent aussi pour Bonn, Mayence et Nimègue. Transférée à Argentorate, probablement vers la fin des années 80, la VIIIe continue l’exploitation de ces carrières pour la reconstruction du camp de Strasbourg : l’enceinte, le prétoire, les demeures des officiers, les bâtiments administratifs, le valetudinarium (Hatt, 1993).
Strasbourg n’est qu’à 120 km de route, via le col de Salerne et à 450 km par voie fluviale, un moyen de transport nettement moins onéreux si on en croit l’Edit du Maximum publié par Dioclétien en 301. Pour une distance de 20 milles, le transport par chariot d’une charge de 400 kg revient à 400 deniers sur route et, seulement à 50 deniers par voie d’eau en descendant le courant ou à 100 deniers en luttant contre lui.
Aussi, la Moselle((Tacite, Annales, XIII, 53)) devient une grande voie de circulation surveillée par des stationes de bénéficiaires dont celles de la VIIIe légion. Les Nautae mosallici disposent de rates qui peuvent porter jusqu’à 4 tonnes de pierres. Ils acheminent, à la vitesse moyenne de 30 km par jour, les chargements jusqu’au Rhin avant de les confier, probablement, à la classis germanica.
L’activité de la VIIIe Augusta, dans ces carrières, donne ainsi du travail à toute une corporation et génère des circuits économiques profitables à tout le secteur.
La légion, organe administratif
La VIIIe détache des soldats, les bénéficiaires consulaires, soit dans l’officium du gouverneur de Germanie supérieure, à Mogontiacum (Mayence) soit dans des stationes. Ces affectations deviennent, pour l’Empire, une forme courante de recrutement de ses fonctionnaires. L’ordinaire des ces bénéficiaires s’avère bien différent de celui des « gregarii milites », les soldats de base. Ils profitent d’une solde de sesquiplicarii ou de duplicarii mais leurs tâches impliquent, à l’évidence, de savoir parfaitement lire, écrire le latin, rédiger des rapports, compter, classer les informations collectées puis les transmettre. A Mayence ces soldats travaillent dans des bureaux aux côtés de ceux de la XXII Primigenia.
Dans les stationes les bénéficiaires de la legio VIII Augusta se trouvent en contact direct avec les populations locales. Chaque poste représente une cellule du pouvoir et de la bureaucratie romaine((Nelis-Clément, 2000)). Chaque statio constitue une des bases de la politique administrative, idéologique et militaire de l’Empire.
• Elles se répartissent sur le limes du Main (Fig. 5), dans le contexte des forts tenus par des cohortes d’auxiliaires. Elles se succèdent, du Nord au Sud, avec les castella de Grosskrotzenburg, Stockstadt, Obernburg, Miltenberg, Osterburken, Jagsthausen.
• En arrière du limes, les stationes s’installent sur les nœuds routiers, à proximité immédiate des ponts importants, sur les grands axes de circulation fluviale et routière: Autunnacum (Andernach), Nida (Heddernheim), Heildelberg, Bad Cannstatt, Noviomagus (Nimègue), Alta Ripa (Altrip).
Les tâches ne manquent pas : douane, police de la route, pointage de la circulation des hommes et des marchandises, consigner tout ce qui passe, tenir les axes empruntés par les véhicules du cursus publicus, la poste impériale.
• Les stationes contrôlent le Main, principale voie navigable qui relie les castella les uns aux autres, permet leur ravitaillement, ouvre sur Mogontiacum et conduit à l’artère principale le Rhin.
Elles surveillent le Neckar, sur l’ancien limes et les rivières ouvrant sur les terres au- delà du limes, le Main et la Jagst.
Plus à l’Ouest, elles vérifient le trafic commercial sur la Moselle (pierres de construction, meules du Rhin, blocs des carrières de Norroy) et le labeur des nautae mosallici.
La relève s’opère tous les six mois, aux ides de janvier et de juillet, les partants offrent alors aux dieux un autel votif tel celui de Caius Sanctinius Mercator (Fig. 6).
« Consacré à tous les dieux et à toutes les déesses, Caius Sanctinius Mercator, soldat de la VIIIe légion Auguste, Pieuse, fidèle, constante, commodienne, bénéficiaire consulaire, à fait élever cet autel pour son salut et pour celui de tous les siens. Il s’est acquitté de son vœu, de plein gré, avec joie et comme de juste aux ides de janvier, sous le consulat d’Apronianus et de Bradua » ((soit le 13 janvier de l’année 191, attestée par le consulat de Pedo Apronianus et de Marcus Valerius Bradua Mauricus, à la fin du principat de Commode -180-192)).
Conclusion, Latinisation et romanisation
A travers ces quelques exemples nous constatons que la VIIIe légion n’est pas qu’un simple appareil militaire uniquement destiné à la conquête. Elle fonctionne comme une centrale d’achat et apporte une prospérité certaine autour de son camp. Elle génère une économie de circulation monétaire et fixe dans ses canabae commerçants, marchands, artisans, ouvriers, paysans, affranchis… tout un monde qui recherche des contrats, du travail, de quoi se nourrir… et qui vit au contact direct de l’armée.
Un aqueduc qui amène l’eau potable, des fontaines, des bâtiments en pierre de taille, des routes plus sûres, facilitant les déplacements et le commerce, des voies navigables contrôlées, voilà des réalisations, des actes de la VIIIe légion qui s’inscrivent dans le quotidien des populations locales. Du travail pour des corporations entières, la stimulation de l’agriculture et de l’élevage touchent tout le monde paysan, améliorent l’ordinaire des autochtones. Des circuits commerciaux se créent à toutes les échelles, ils alimentent des marchés où arrivent pratiquement tous les produits présents dans l’Empire. Là, tout se vend et s’achète, de l’esclave à la coupe de vin, du poulet aux produits frais.
Les prix s’affichent en pièces romaines. Les deniers, les sesterces, les as circulent de main en main. Ils diffusent le portrait et le nom des Césars, écrit en latin. Des émissions monétaires ponctuent les victoires de Rome comme ces sesterces de Vespasien mentionnant « Judea Capta », « maintenant le Judée est romaine » ! La monnaie devient ainsi le premier instrument de latinisation, de romanisation et de propagande.
Le commerce demande des comptes, des contrats, des actes qui se rédigent et se lisent en latin. Les bénéficiaires consignent et archivent (scripta manent !). Ils rédigent rapports et actes dans la langue de l’administration, le latin.
Par leur aisance financière relative, leur mode de vie, leur statut social, légionnaires et vétérans proposent un nouveau modèle, celui de l’« homme romain». Bien payé, le métier des armes attire l’élite physique et intellectuelle des populations locales, le recrutement régional s’intensifie, la romanisation aussi.
La VIIIe apparaît tout à la fois comme le bras armé de Rome, son génie civil, un élément indispensable de son administration, un outil de latinisation et de romanisation. Plus au Nord, à Mayence, la XXIIe Primigenia assume les mêmes tâches et réalise le même modèle.
César avait donné le Rhin comme frontière au Monde romain. En drainant vers elles tout un univers de grands marchands, d’artisans, de commerçants, la VIIIe de Strasbourg et la XXIIe de Mayence ont fait de ce fleuve la première artère commerçante et militaire de l’Empire, il l’est resté.
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Bibliographie simplifiée
- Alston R., Roman military pay from Caesar to Diocletian, J.R.S., vol. 84, 1994, p. 113-123
- Brettes J.-P., César, premier soldat de l’Empire, Presses Universitaires du Septentrion, Rue de Barreau, BP 199, 59654 Villeneuve d’Ascq Cédex, 1996, pp. 454, + XVIII.
- Braemer F., Blanc P.-M., Dentzer J.-M., Dumont-Maridat C., Gazagne D. , Genequand D., Wech P., “Long term management of water in the Hawran : the history of a resource in a village-based region of the Fertile Crescent” ,World Archaeology, 1470-1375, Volume 41, Issue 1, 2009, p. 36 – 57.
- Groslambert A., Soldats et argent dans les tablettes de Vindolanda, Vème congrès de Lyon sur l’armée romaine, Lyon, 2012, conférence en cours d’édition.
- Hatt J.-J., XVIIIe Circonscription. In: Gallia. Tome 12, fascicule 2, 1954, pp. 485-499, p.496-497, fig. 16, p. 496.
- Nelis-Clément J., Les Beneficiarii : Militaires et Administrateurs au service de l’Empire (Ier s. a.C.-VIe s. p.C.), Ausonius, De Boccard, Paris-Bordeaux, 2000, pp. 510, 15 cartes, pl. 23, p. 138-140 et 203.
- Roth J., The logistic of The Roman Army at War (264 B.C. – A.D. 235), Brill, Leiden-Boston-Köln, 1999, pp. 399. Le lecteur pourra se rapporter à l’abondante bibliographie sur ce problème.
- Schoepflin J.-D., Alsatia illustrata, L’Alsace illustrée: ou recherches sur l’Alsace pendant la domination des Celtes, des Romains, des Francs, des Allemands et des Français (traduction de L.W. Ravenez), Éd. François Perrin, Mulhouse, Tome troisième, 1851, p. 54-56 et n° IV, pl. complémentaire III.
- Schweighaeuser J.-G., Mémoires sur les antiquités romaines de Strasbourg ou sur l’ancien Argentoratum, Mém. Soc. Sc. Agr. Arts Strasbourg, t. II, 1823, pp. 295-360, p. 279.
- Speidel A., Roman Army Pay Scales, Journal of Roman Studies, Volume 82, November 1992, pp 87-106.
- Stieber A., Observations concernant la conduite d’eau romaine de Kuttolsheim à Strasbourg, C.A.A A.H., IV, 1960, p. 45- 52.