Le choc des légions du Haut-empire

légionnaire

Par • Publié dans : Armée romaine

Pilum, Scutum Gladiusque

Le « javelot », le bouclier et le glaive[1]

« L’armée romaine a été l’armée la plus efficace non seulement de l’Antiquité mais encore de toute l’histoire. En cinq siècles, elle a conquis un empire immense ; elle a su le garder pendant cinq autres siècles et elle a laissé un souvenir émerveillé »[2]. Elle le doit à la valeur de ses légionnaires, bien sûr, mais aussi à leur équipement, leur panoplie, et leurs techniques de combat.

L’infanterie lourde, reine des batailles[3], privilégiait le corps à corps, dans des espaces restreints. Le légionnaire devait courir sur un sol irrégulier sans rompre la formation, lancer son pilum, puis être immédiatement capable de sortir son glaive, de percuter pour enfin combattre au corps à corps. Nous nous proposons ici d’examiner, sommairement[4], la succession des phases qui, en une poignée de minutes, menait du cri de guerre au choc et au combat rapproché.

Pour cela nous ne disposons que de trois sources, les textes antiques qui relatent manœuvres, batailles et techniques de combat ; une iconographie réduite à quelques monuments (colonnes Trajane et Aurélienne, reliefs du musée de Mayence…) ; enfin le travail des groupes de reconstitution qui tentent de comprendre comment pouvaient se dérouler les choses et comment les légionnaires supportaient et utilisaient leur panoplie[5].

LA CLAMOR DES LÉGIONS, LE PREMIER CRI

« Exoritur clamorque uirum clangorque tubarum »

« La clameur des hommes s’élève et le son des trompettes »[6]

Tout commencerait par des sonneries de cuivres[7] et par une formidable clameur, « les légionnaires, poussant leur cri de guerre, frappent les boucliers de leurs pila »[8], comme ceux, par exemple, de César à Pharsale, « Vénus Victorieuse ! » ou ceux de Pompée qui leur faisaient face, « Hercule invaincu ! »[9]. Ammien Marcellin nous raconte que « les Romains alors élèvent à l’unisson ce cri martial connu sous le nom emprunté de barritus, lequel commence par un faible murmure, se termine en éclat de tonnerre, et dont les vibrations ont tant de puissance sur le cœur du soldat[10] ».

Tite-Live nous assure qu’aux cris des soldats de Scipion, embarqués pour l’Afrique, les oiseaux tombaient morts du ciel[11].  Lors de la bataille de Zama, les légions de Scipion sonnèrent tout à coup de la trompette (tuba) et du clairon (cornu), et poussèrent un cri si formidable que les éléphants se rejetèrent sur l’armée d’Hannibal[12].

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FIG. 1 – L’instant d’avant. L’infanterie lourde s’est placée en ligne. Chaque légionnaire porte une panoplie de 20 à 25 kg, composée d’armes défensives, un casque en bronze ou en fer, une cuirasse segmentée, à écailles ou une cotte de mailles, un scutum avec son umbo (voir FIG. 5 et p. 9), des ocreae (jambières) et d’armes offensives, un pilum, un gladius (glaive) placé du côté droit, un pugio (poignard) côté gauche. Reconstitution Légion VIII Auguste, Légion XV Apollinaris, Cohorte IV Vindelicorum – Parc de Samarra, photographie Marc Chasselin.

La vigueur avec laquelle se faisaient entendre les légionnaires augmentait leur valeur, et leur donnait la certitude de la victoire. Cette clamor (ou ce barritus)[13] que l’on veut perçante et le plus fort possible doit « intimider » l’ennemi, lui indiquer toute la détermination des romains et lui faire croire au plus grand nombre de légionnaires possible. En même temps, le « cri de guerre »[14] doit sublimer les soldats, faire monter la production d’adrénaline, occuper tout leur esprit, minimiser leur peur et exprimer leur appartenance au collectif. Ce cri constitue le premier coup porté à l’ennemi, un choc psychologique renforcé par le spectacle de la légion qui s’est positionnée devant lui, dans un ordre le plus parfait possible, et qui maintenant le toise en silence.

LA MARCHE EN AVANT

Les ordres sont donnés, Signa inferre ! Certo gradu ! Perge ![15] et l’infanterie s’avance à petits pas, ramassée derrière les boucliers[16]. Ils marchent à la rencontre de l’ennemi dans un profond silence[17], au pas et en formation, chacun gardant soigneusement son rang et sa place dans ce rang[18] (FIG. 2). Les légionnaires ne distingueront bien la ligne ennemie qu’à partir d’une centaine de mètres et leurs cibles à une cinquantaine de mètres[19].

FIG. 2 – Chaque centurie avancerait sur un front de 20 hommes et une profondeur de 4 hommes (soit environ 18 x 9m). Un légionnaire occuperait 3 pieds de large (88 cm), un peu plus que la largeur de son bouclier, et les quatre lignes serait séparées, l’une de l’autre, par un espace de 6 pieds (1, 76 m)[20] en raison du pilum. Cette disposition n’est qu’une hypothèse vraisemblable[21]. Reconstitution Légion VIII Auguste, Cohorte IV Vindelicorum – Photographie légion VIII Auguste.

LANCER LE PILUM, PREMIER CRI, PREMIER SANG

Les légionnaires marchent en silence et en ordre, mais quand ils arrivent sur l’adversaire, au signal qui leur est donné, ils propulsent leurs pila avec un grand cri[22] (FIG. 3, 4). Cette clamor, poussée au moment précis où on aborde l’ennemi, doit ajouter l’horreur des cris aux coups des traits[23]. Elle signale aussi à tout le reste des effectifs engagés le premier contact et l’imminence du premier sang.

FIG. 3 – Infestis pilis ! (En joue !) – Au commandement tous les légionnaires arment leurs pila. L’ordre suivant sera « pila mittere ! » (L’équivalent de « feu ! ») – reconstitution Légion VIII Auguste, Légion XV Apollinaris, Cohorte IV Vindelicorum – Parc de Samarra, photographie Marc Chasseling.

La bataille commence donc, généralement, par un lancer massif de pila[24]qui doitdésorganiser la première ligne ennemie[25] et faire le plus de dégâts possibles. Avec son poids élevé, en regard d’une simple javeline, il possède une très grande capacité de pénétration quidoit, avant tout, percer toutes les protections, armures ou boucliers[26]. La volée de pila brise la charge ennemie, ceux qui arrivent derrière doivent enjamber les morts, les mourants et les blessés, les boucliers tombés ou hérissés de pila et donc inutilisables, les pila collés au sol ou fichés dans la terre…tant d’obstacles que la première ligne romaine ne rencontre pas avant le choc, bouclier contre bouclier.   Peu de textes nous renseignent sur le lancer des pila et la distance à laquelle cette arme redoutable était propulsée. Appien d’Alexandrie relate un fait d’arme de G. Sulpicius[27] contre les Boïens[28] « Le dictateur Gaïus Sulpicius marcha contre eux avec une armée et usa, dit-on, de ce stratagème : il ordonna à ses soldats du premier rang, de lancer tous à la fois leurs pila, puis de s’asseoir ensemble au plus vite jusqu’à ce que ceux du deuxième, du troisième et du quatrième rang en eussent fait de même. Ainsi, une fois leurs traits partis, [ils devaient] toujours s’accroupir pour que les dards ne les atteignissent pas, et quand ceux de la dernière ligne auraient lancé le javelot [à leur tour], s’élancer tous à la fois, et, en poussant des cris, en venir aux mains au plus vite. Les ennemis seraient frappés de terreur par cette grêle de traits suivie d’une si prompte attaque ».   Nous ne savons pas qu’elle était exactement la portée utile de combat (PUC) d’un pilum romain. Napoléon III fit exécuter des répliques de pila à partir des armes découvertes dans les fouilles d’Alésia et conservées aujourd’hui dans les collections du musée d’Archéologie nationale et domaine national de Saint-Germain-en-Laye. Les pila césariens, d’un poids variant de 600 à 700 g., furent expérimentés en 1864 et permirent des jets d’une PUC moyenne de 25 m[29]à 30 m : « ces armes pouvaient être lancées à 30 m, et tombant de pointe, elles traversaient des planches de sapin de 30 mm d’épaisseur » [30] .    

FIG. 4

Les expérimentations du groupe ACTA, proposent une tout autre hypothèse mais avec des pila du Haut-empire[33] (FIG. 4). Les légionnaires avanceraient en tenant le pilum armé à 45o, pointe vers le bas. La montée du bras droit à la perpendiculaire du sol amènerait la pointe de l’arme juste au-dessus du bouclier puis l’extension du bras vers l’arrière la placerait en position de jet. Le lancer se ferait à quelques mètres de l’ennemi, avec une course d’élan réduite à 2 ou 3 mètres. Il précéderait la charge exécutée sur les 2 ou 3 derniers mètres, avec une vitesse évaluée à 8 km h-1. À cette distance de jet, un pilum traverse une planche de pin épaisse de 30 mm ou une plaque de contreplaqué de 20 mm[34]. Ainsi, 95 % des boucliers ennemis seraient transpercés, inutilisables et abandonnés.

FIG. 4 – Le pilum, dont le poids tourne autour de 0, 700 kg à 1, 200 kg, comprend une hampe de bois qui peut atteindre 1,50 m de long et une pointe de fer, très fine, de 0,70 à 0,75 m de long, Ces deux éléments sont fixés l’un à l’autre par des chevilles, en bois ou en métal, qui se rompent fréquemment, au moment du choc, tandis que le fer se tord[31]. Il devient le plus souvent impossible de renvoyer l’arme[32] – photographie Légion VIII Auguste.

LE PREMIER CHOC

Entre le jet du pilum, à peine à quelques mètres de l’ennemi, et le choc, chaque légionnaire doit s’assurer qu’il garde la ligne et reste parfaitement serré contre les siens[35]. Il doit bien ramener le bouclier en protection, prendre un maximum de vitesse, tirer le glaive… le tout en une poignée de secondes. Puis, tenant le bouclier plaqué contre l’épaule, le bras et la cuisse gauche, il donne un coup de rein, percute et frappe ou tente de frapper.

Parfois, les phases du combat s’enchaînent trop vite et tout ou partie des légionnaires engagés en première ligne n’ont pas le temps de lancent pas le pilum. Ils se retrouvent au corps à corps avec leur pilum[36]: commandements mal perçus ou mal donnés ? Soldats moins bien entrainés ? …

Et pourtant, d’après Tite-Live, ce premier choc peut, à lui tout seul, être décisif « l’affaire fut décidée au premier choc et dès le cri de combat »[37].

Le scutum offre une excellente protection au soldat, lors de la bataille de Dyrrachium, le bouclier du centurion Cassius Scaeva aurait reçu plus de 130 impacts[38].Il couvre le corps des genoux aux épaules (FIG. 5), mais les jambes, le bras droit, les épaules et la tête restent particulièrement vulnérables. Il faut donc lui associer des jambières et une manica qui couvre le bras tenant le glaive.

Le maniement du bouclier, porté par la main gauche, paraît fondamental. La position défensive prise pour se retrancher derrière le bouclier est particulièrement bien visible sur un piédestal de colonne, d’époque flavienne, de Mayence (FIG. 5). Les jambes sont légèrement fléchies, l’épaule gauche dans le bouclier, le légionnaire tient ici son glaive à l’horizontale pour frapper son adversaire au ventre ou au tronc.  La jambe gauche, placée en avant, permet au légionnaire d’effacer le côté droit de son corps, exposant ainsi le moins de surface corporelle possible aux coups de l’ennemi. Cette position semble stable pour résister à un coup ou au poids de l’adversaire[39]. Au deuxième rang un autre soldat tient son scutum pratiquement à l’horizontale ou légèrement en biais pour parer ou dévier des traits[40].


FIG. 5 – Le scutum (à gauche), en bois, recouvert de lin, avec un orle en métal ou en peau crue (raw-hide) possède des dimensions impressionnantes (1, 02 x 0, 81 à 83 x 0, 06 à 0, 08 m) et pèse environ 6 kg – Reconstitution et photographie Légion VIII Auguste, peinture des épisèmes par F. Cubaynes, d’après les découvertes de Vindonissa[41]. Il offre (à gauche) une excellente protection au soldat, en lui ménageant une niche semi-cylindrique de 65 à 66 cm de large et de 20 cm de profondeur à son maximum de courbure – © Esperandieu E., 1918, p. 333[42]. La plaque métallique centrale ou umbo, la bosse du bouclier, protège la main qui le tient et s’avère une arme offensive redoutable (voir p. 9).

La majorité des coups et donc des blessures graves arrivent au niveau des épaules et de la tête qui restent particulièrement exposées. Aussi, les armures sont doublées par des épaulières, la tête est protégée par un casque solide avec des protège-joues conséquents et un couvre-nuque développé.

Pourtant, les blessures à la tête et au visage restent fréquentes, avec des fractures et traumatismes crâniens souvent létaux. Au combat de Dyrrachium, Cassius Scaeva eut l’œil percé d’une flèche, (l’épaule et la cuisse traversées de deux javelots)[43]. Caius Crastinus, vétéran de César et ancien centurion primipile de la Xe légion, trouve une mort héroïque lors du choc décisif de Pharsale. Il se tourne vers César et lui dit « Aujourd’hui même, Imperator, mort ou vif, je mériterai tes éloges ». Il charge les pompéiens et reçoit un coup de glaive si violent que la lame entre par la bouche et que la pointe ressort au-dessus de la nuque[44].

Le bouclier est utilisé comme arme défense et comme arme offensive, il est tout à la fois la première défense et la première attaque. Il faut pousser, heurter, renverser (FIG. 6), étourdir, frapper, briser un membre, enfoncer une poitrine ou un visage, tuer avec la partie centrale métallique, l’umbo[45], la bosse du bouclier, dont le premier rôle reste de protéger la main qui tient la poignée horizontale, à l’intérieur du bouclier.

FIG. 6 – En se servant de la partie centrale du bouclier, l’umbo (20,5 x 24 cm), il faut pousser, heurter, renverser…un légionnaire de la VIIIe légion (bouclier rouge) réussit, avec beaucoup de détermination, à bousculer l’ennemi du jour (boucliers bleus) – Expérimentation et photographie légion VIII Auguste.

LE COMBAT AU GLAIVE

« Ils devaient seulement se tenir serrés, lancer leurs javelines, puis, frappant de l’épée et du bouclier, massacrer sans trêve ni relâche » (Tacite, Annales, XIV, 36).

Tout pour en venir là, le travail de l’artillerie, le jet des pila, le choc des boucliers pour pouvoir combattre avec son outil de travail, le glaive (Fig. 6, 7), une arme d’estoc[46] qu’il doit maitriser parfaitement. Il dispose d’un rayon d’action, la PUC[47], parfois appelée « Killing zone »[48], une distance de frappe réduite, au maximum, à la longueur de son bras et à celle de la lame de son glaive, tout au plus 1 m. Dans ce corps à corps, une fente avant allonge la portée du coup et tout le poids du corps accentue sa force. Mais, le bouclier perd alors ses points d’appui sur l’épaule et le genou, de plus le flanc droit, celui qui est alors le plus près de l’adversaire, se trouve nettement moins bien protégé[49]. De tout façon, une pénétration de la seule pointe du glaive, soit de deux pouces (entre 5 et 6 cm), suffit à atteindre des organes vitaux. Il faut « piquer » vite et retirer l’arme aussi vite pour pouvoir encore frapper.

La charge finale se déroule sur quelques mètres, la main droite du soldat va chercher le glaive, située sur son côté droit. Le basculement du fourreau vers l’avant permet une sortie rapide, accentuée par un léger fouetté du bras[50]. Il accélère et donne un dernier coup de rein[51], il percute en hurlant, avec un dernier flash d’adrénaline.

Il se bat maintenant dans un espace réduit de 3 pieds de front (soit 88 cm[52]) ce qui correspond, à peu près, à la largeur de son scutum[53], avec, à peine quelques centimètres d’écart entre deux boucliers (FIG. 7).

Son bouclier et son glaive forment un binôme indissociable[54]. Des heures d’un entrainement rigoureux et intensif lui ont permis d’acquérir une étroite synchronisation entre le travail du bouclier et celui du glaive, donc de combattre et de survivre.

Le grand scutum semi-cylindrique, bien pressé contre la poitrine, il faut poignarder, atteindre les flancs, les pieds et la tête de l’ennemi[55] (FIG. 9). Les attaques au cou, aux yeux et au visage sont, le plus souvent, létales et revêtent aussi un aspect psychologique. Ainsi, César aurait ordonné à ses soldats, lors de la bataille de Pharsale[56], de frapper leurs adversaires au visage[57].  Germanicus recommande à ses légionnaires de « chercher le visage (des germains) avec la pointe des armes »[58].

FIG. 7 – À peine quelques centimètres d’écart entre deux boucliers, un espace à peine suffisant pour manier le glaive d’estoc d’où beaucoup de frappes au visage, par-dessus le bouclier, ou aux jambes, par-dessous. Photographie Légion VIII Auguste.
FIG. 8 – Le gladius (de type Pompéi, ici) n’est que l’outil de travail d’un légionnaire. Lame de 48 cm de long et de 4, 5 cm de large pour un poids de 0,850 kg. Longueur totale de l’arme : 68 cm. Pommeau et garde en bois, fusée en os. Photographie, Légion VIII Auguste, reconstitution d’Holger Ratsdorf.

Tite-Live nous décrit parfaitement une autre des techniques utilisées par les légionnaires romains. En 361 av. J.-C., à hauteur du pont Salario, sur l’Anio[59] qui sépare les Boïens de l’armée romaine, T. Manlius affronte, en combat singulier[60], un guerrier gaulois d’une taille gigantesque. La pointe de son glaive un peu relevée, il heurte et bloque avec scutum le bas du bouclier ennemi puis il se glisse rapidement sous son propre bouclier ce qui le met hors de portée d’un coup meurtrier. Il s’insinue ainsi « entre le corps et les armes du Gaulois, et d’un coup, puis d’un autre, transperce le ventre et l’aine de son adversaire »[61].

FIG. 9 – Le grand scutum semi-cylindrique, bien pressé contre la poitrine, il faut poignarder, atteindre les flancs, les pieds et la tête de l’ennemi. Métopes du trophée d’Adamklissi (Dobroudja, Roumanie). Ce monument célèbre les victoires de Trajan, en 101-102, sur les Daces. A gauche, un légionnaire déséquilibre un guerrier dace et se sert de son glaive, à la manière d’un poignard. A droite, un soldat romain utilise l’umbo de son bouclier pour percuter le visage de son adversaire et le frappe au flanc gauche – Photographies R. Cubaynes, musée d’Adamklissi, 2008.

CONCLUSIONS

Beaucoup de questions restent sans réponse. Combien de temps un soldat pouvait-il tenir, en première ligne, avant de devenir inutile, vaincu plus par la fatigue physique et psychique qui entrainent un manque de lucidité que par la force de ses adversaires ? Comment s’effectuait cette relève absolument nécessaire et vitale qui amenait sans-cesse des hommes frais au contact de la ligne ennemie ? « Tuer sans être tué, c’est là une situation qui ne s’improvise pas »[62].

La littérature grecque et romaine, l’iconographie, l’archéologie mais aussi les expérimentations et les tentatives de reconstitution proposées par « l’histoire vivante » ou l’archéologie expérimentale, nous offrent une image du choc des légionnaires face à un ennemi. Nous entrevoyons une séquence hypothétique des évènements qui mènent du premier cri de guerre au corps à corps : l’avancée en silence, le lancer des pila, la charge, le choc et, enfin, la mêlée, une succession de duels, les yeux dans les yeux[63].

Le succès des armées romaine reposait sur les hommes, les légionnaires, la qualité de leur recrutement, leur discipline, leur mentalité collective, leur étonnante adaptabilité[64], les entrainements individuels et collectifs… La dure pratique de l’exercice militaire[65] préparait ces professionnels au combat et leur panoplie qui les transformait en « blindés en miniature »[66] leur conférait, le plus souvent, un avantage technique avec la maitrise parfaite du trinôme pilum-scutum-gladius.

Chacune de ces trois armes lui assurait une net avantage technique, le pilum pour désorganiser et affaiblir la première ligne adverse, le scutum qui le protégeait et devenait, avec son umbo, la première arme au contact de l’ennemi, le gladius, enfin, qui restait l’arme d’excellence dans les espaces réduits où il attirait et maintenait son adversaire, de quoi lui donner confiance dans les instants décisifs.

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René CUBAYNES

Agrégé de l’Université

Docteur ès Sciences

Post-Doc en Histoire antique, EPHE, Paris


[1] Pilum, pl. pila : « javelot » des soldats romains ; Scutum, pl. scuta : bouclier ; gladius, pl. gladii : glaive. Nous conserverons les termes pilum/pila et scutum dans le corps de cet article

[2] LE BOHEC Y., 2014, 4e de couverture ; Idem, 2019, p. 120.

[3] VÉGÈCE, II, 1 et 2 ; LE BOHEC Y., 2018, p. 45.

[4] En regard des multiples et vives discussions qui agitent, à ce sujet, plusieurs mondes, ceux des Littéraires purs et durs, des Historiens, et enfin celui des associations qui tentent de concilier, par l’expérimentation, sources et découvertes archéologiques. Le débat est, comme disent les politiques, courtois, vif, sérieux et constructif.

[5] En particulier l’association ACTA (Beaucaire) avec le travail dirigé par Brice Lopez et l’association Human-Hist, Légion VIII Auguste (Autun) ; SCHÖRLE K., 2019, Histoire vivante et archéologie expérimentale, p. 222- 241.

[6] VIRGILE, Énéïde, II, 310.

[7] CÉSAR, Guerre Civile, III, 90, 3 : « tuba signum dedit », la trompette donna le signal ; VÉGÈCE, L’Art militaire, II, 22. Nous ne connaissons aucune mention et aucune source iconographique d’une quelconque utilisation de tambours dans l’armée romaine.

[8] DION CASSIUS, XLVII, 43. 

[9] APPIEN, Guerres civiles, II, 76 ; LE BOHEC Y., 2001, p. 386.  César défit Pompée lors de ce choc décisif, dans la plaine de Pharsale (en Thessalie, au nord de la Grèce), le 9 août 48 av. J.-C.

[10] AMMIEN MARCELLIN, XXXI, 11. Cet historien romain servit comme officier dans l’armée romaine qu’il quitta en 360 ap. J.-C.

[11] TITE-LIVE, XXIX, 25, 3-4. Tant il y avait de soldats…

[12] TITE-LIVE, XXX, 33. En 202 av. J.-C., la bataille de Zama (nord-ouest de l’actuelle) opposa les forces romaines de Scipion et du roi numide Massinissa aux armées carthaginoises commandées par Hannibal.

[13] TITE-LIVE, IX, 35 ; XXX, 18 ; XXX, 33 ; XXX, 34 ; IX, 32, 5-6 ; IX, 41, 17 ; XXIII, 9, 2 ; TACITE, Agricola, XXXIV, 2 ; DION CASSIUS, XLVII, 43 ; XXIX, 25- 3-4 ; AMMIEN MARCELLIN, XXXI, 11 et VÉGÈCE, L’Art militaire, III, 18, le nomment barritus.

[14] CONNOLY P., 1999, p. 26.

[15] « Levez les enseignes !  Au pas lent ! En avant ! »

[16] TITE-LIVE, XXXVIII, 21.

[17] POLYBE, Histoires, XV, 12 ; FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des juifs, III, 5, 93 « tous font route, sans cris et en ordre, chacun gardant son rang comme au combat » ; GOLDSWORTHY, 1998, p. 197 ; Cosme P., 2007, p. 148.

[18] VÉGÈCE, L’Art militaire, II, 23.

[19] GOLDSWORTHY A.K., 1998, p. 152.

[20] VÉGÈCE, L’Art militaire, III, 14-15.

[21] APPIEN D’ALEXANDRIE, Guerres celtiques, IV, 1, 1 ; FAURE P., 2013, p. 61, 64, 65, fig. 14.

[22] CÉSAR, Guerre des Gaules, VI, 8, 6 : Celeriter nostri clamore sublato pila in hostes immittunt. Poussant aussitôt un grand cri, les nôtres lancent leurs pila.

[23] VÉGÈCE, LArt militaire, III, 18.

[24] DENYS D’HALICARNASSE, Les antiquités romaines, V, 46 ; GOLDSWORTHY, 1998, p. 197-201.

[25] CÉSAR, Guerre des Gaules, I, XXV. Les Gaulois éprouvaient un grave embarras du fait que souvent un seul coup de pilum avait percé et fixé l’un à l’autre plusieurs de leurs boucliers. 

[26]  VÉGÈCE, L’Art militaire, I, 20 ; BISHOP M.C, COULSTON J.C.N., 2009, p. 51 ; BISHOP M.C, 2017, The pilum. LE BOHEC Y., 2019, p. 128. Le pilum est, pour bien des auteurs, un « armour-piercing missile ».

[27] BROUGHTON T.R.S., 1986, p. 121.

[28] APPIEN D’ALEXANDRIE, Guerres celtiques, IV, 1, 1. Peuple celte qui laissa son nom à la Bohême.

[29] KRANER F., 1884, p. 12-13 ; MOMMSEN Th., MARQUARDT, J., 1866, p. 32.

[30] VERCHÈRE DE REFFYE J.-B., 1864, p. 342 ; MORTILLET de G., 1869, p. 46 ; JUNKELMANN, 1991, p. 188 ; GOLDSWORTHY, 1998, p. 183.

[31] CÉSAR, Guerre des Gaules, I, 25, 3.

[32] CÉSAR, Guerre des Gaules, II, 27, 4 : les plus valeureux des guerriers nerviens « renvoyaient les pila qui avaient manqués leur but ».

[33] LOPEZ B., 2019, p. 232-233 ; MOMMSEN Th., MARQUARDT, J., 1866, p. 32, les pila s’avéraient capables de traverser des cibles faites en pin, de 32 mm d’épaisseur ou des planches de chêne de 1, 5 cm.

[34]; BISHOP M.C, COULSTON J.C.N., 2009, p. 52.

[35] TACITE, Annales, XIV, 36.

[36] TACITE, Histoires, II, 42.

[37] TITE-LIVE, XXV, 41, 6 : primus clamor atque impetus rem decreuit.

[38] PLUTARQUE, Vie de César, XVI, 3,

[39] CONNOLLY P., 1991, p. 358-363 ; Idem, 1999, p. 10 ; GOLDSWORTHY, 1998, p. 218-219 ; BISHOP M. C., COULSTON J.N.C., 2009, p. 15, b.

[40] VÉGÈCE, L’Art militaire, I, 4.

[41] GANSSER-BURCKHARDT A., 1947/1948, p. 34 ; D’AMATO   R., SUMNER G., (2009) couverture, p. 48, et planche III ; SUMNER G., 2009, p. 224, n° 17.

[42] ESPERANDIEU E., 1918, Piédestal de colonne de Mayence, époque flavienne (Landesmuseum Mainz), p. 333.

[43] PLUTARQUE, Vie de César, XVI, 3 ; SUÉTONE, César, LXVIII, 7-8.

[44] CÉSAR, Guerre Civile, III, 91, 2-3 ; Idem, Guerre Civile, III, 99, 2 ; PLUTARQUE, Vie de César, XLIV, 10-12 ; Idem, Vie de Pompée, LXXI ; APPIEN, Guerres Civiles, II, 82 ; LUCAIN, Pharsale, VII, 470-473 ; BRETTES J.- P., 1996, p. 291.

[45] TACITE, Annales, IV, 51 ; XIV, 36 ; TACITE, Histoires, II, 42 ; Idem, IV, 29 ; Idem, XXXVI, 2 ; FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des juifs, III, 259 et III, 266.

[46] VÉGÈCE, L’Art militaire, I, 12. Un coup de la pointe, au contraire, est mortel si l’arme s’enfonce de deux pouces (soit environ 5 cm).

[47] PUC, Portée Utile de Combat, TTA 150, Titre VII, Tir et instruction du tir, 2001.

[48] BOFFA S., 2010, p. 76.

[49] VÉGÈCE, L’Art militaire, I, 20. S. Boffa (voir ci-dessus, p. 76-77), interprète ce passage de Végèce comme une garde. Nous ne le suivons pas sur cette hypothèse et préférons y voir une fente avant.

[50] Ainsi le bouclier ne gêne pas la sortie du glaive. Cette méthode correspond, par bien des points, à la méthode Sasia de tir rapide qui restera en place dans la police française jusqu’en 1985 et influencera les polices européennes (Belge, Suisse, Hollandaise et Allemande). SASIA R., 1963, Le tir de police : Méthode appliquée par la Sûreté Nationale – A l’usage exclusif des fonctionnaires de police,Paris.

[51] En terre de rugby, on dit péter dedans !

[52] 1 pied romain = 0, 2944 m.

[53] VÉGÈCE, L‘Art militaire, III, 14-15.

[54] TACITE, Annales, XII, 35, 5. Tacite oppose le couple pilum- glaive des légionnaires au binôme spatha-lance des auxiliaires.

[55] TACITE, Histoires, XXVI, 1-2 : Alors, Agricola engagea quatre cohortes de Bataves et deux de Tongres dans un corps à corps à l’arme blanche. Ceux-ci maîtrisaient cette technique, acquise par une longue expérience militaire tandis que les ennemis, avec leurs petits boucliers et leurs énormes glaives, s’y révélaient inaptes : dépourvus de pointe, leurs glaives ne permettaient pas aux Bretons de croiser le fer en luttant dans un espace restreint. Les Bataves se mirent à cogner dans la mêlée, à frapper de la bosse de leurs boucliers, à balafrer des visages.

VÉGÈCE, L’Art militaire, II, 23.

[56] Voir note 1.

[57] LUCAIN, Pharsale, livre VII ; PLUTARQUE, Vie de César, XLIV- XLV, 2.

[58] TACITE, Annales, II, 14 ; II, 21 « tandis que le soldat romain, le bouclier pressé contre la poitrine, le glaive ferme au poing, sillonnait de blessures leurs membres gigantesques et leurs visages découverts ».

[59] L’Annio ou Teverone se jette dans le Tibre à 6 km environ, au nord du centre de Rome, et le pont, aujourd’hui disparu, se situe, à peine, à 200 m au nord de l’actuel croisement entre la via del Foro Italico et la via Salaria.

[60] TITE-LIVE, VII, 10 : Il peut sortir des rangs, avec la permission du dictateur, T. Quinctius Poenus Capitolinus Crispinus : BROUGHTON T.R.S., 1986, p. 119.

[61] TITE-LIVE, VII, 10 ; Miquel M., 2019, p. 33-51.

[62] LE BOHEC Y., 2019, p. 120.

[63] LE BOHEC Y., 2019, p. 126.

[64] LE BOHEC Y., 2014, p. 346.

[65] VÉGÈCE, L’Art militaire, II, 1. C’est pour cela que l’armée romaine s’appelle exercitus.

[66] LE BOHEC Y., 2019, p. 126.

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

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