Lucius Antistius Rusticus
Par Legion VIII Augusta • Publié dans : Corpus
Les sources
Une grande inscription honorifique ((AE, 1925, 0126 = 1926, 0078)) découverte en 1923 à Antioche de Pisidie, révèle le cursus honorum de Lucius Antistius Rusticus et célèbre son gouvernement dans la province de Cappadoce-Galatie. Ce document comprend trois colonnes.
- La première colonne, écrite en belles lettres de grandeur décroissante depuis le haut jusqu’au bas, présente, dans l’ordre inverse de son déroulement, toute sa carrière :
L(ucio) Antistio [Luci] f(ilio) / Gal(eria tribu) Rustico, co(n)s(uli), / Leg(ato) Imp(eratoris) Caes(aris) [[Domi/tiani]] Aug(usti) [[Germanici]] / pro pr(aetore) provinciarum / Capp(adociae) Galat(iae) Ponti Piscid(iae) / Paphl(agoniae) Arm(eniae) min(oris) Lyca(oniae), praef(ecto) / aer(arii) Sat(urni), proco(n)s(uli) provinc(iae) Hiapaniae / [U]lt(erioris) Baetic(ae) leg(ato) divi Vesp(asiani) et divi Titi / et Imp(eratoris) Caesaris [[Domitiani]] Aug(usti) / [[Germanici]] leg(ionis) VIII Aug(ustae), cura/tori viarum Aureliae et Corneliae, adlecto inter praetorios / a divo Vespasiano et divo Tito, donis militaribus donato ab i(i)sdem / corona murali corona vallari / corona aurea vexillis III / hastis puris III, trib(uno) mil(itum) leg(ionis) II / Aug(ustae), (decem)vir(o) stlilibus iudicand(is), / patrono coloniae quod / [in]dustrie prospexit annon(am). |
- La deuxième colonne fournit le texte du décret, probablement daté de 93, qui lui vaut cette dédicace et sa notoriété. En poste comme gouverneur de toute l’Asie, il n’hésite pas à fixer le prix du blé pour protéger la plèbe de sa colonie:
L(ucius) Antistius Rusticus leg(atus) / Imp(eratoris) Caesaris DomitianiAug(usti) Germ(anici) pro pr(aetore) dicit: / Cum IIvir(i) et decurion(es) / splendidissim(ae) col(oniae) Antochiensis / scripserint mihi propter / hiemis asperitatem an/nonan frumenti ex/arsisse petierintque ut/ plebs copiam emendi haberet ; / b(onae) f(ortunae) omnes qui Ant(ochiensis) col(oniae) aut / coloni aut incolae sunt / profiteantur apud IIviros col(oniae) / Antochiensis intra tri/censinum diem quam / hoc editum meum propositum fuerit quantum / quisque et quo loco fru/menti habeat et quan/tum in semen aut / in cibaria annua familiae / suae deducat et reliqui / omnis frumenti copiam / emptoribus col(oniae) Antochiens(is) / faciat. Vendendi autem / tempus constituo in K(alendas) Aug(ustas) / primas. Quod si quis non paruerit, sciat me quid/quid contra edictum me/um retentum fuerit / in comissum vindicaturum : delatoribus prae/mi nomine octava portione constitua. Cum autem adfirmatur mihi ante / hanc hibernae asperitatis per/severantiam octonis et / novenis assibus modium fru/menti in colonia fuisse et iniquissimum sit famen civium suorum praedam cui/quam esse excedere sing(ulos) / denar(ios) sing(ulos) modios pretium / frumenti veto. | Lucius Antistius Rusticus, légat propréteur de l’Empereur César Domitien Auguste Germanicus déclare :«Attendu que les duumvirs et les décurions de la très splendide colonie d’Antioche m’ont écrit qu’à la suite de la rigueur de l’hiver le blé avait connu une flambée de prix, et qu’ils m’ont demandé de faire en sorte que la plèbe ait la possibilité d’en acheter. Que tous ceux qui sont colons ou étrangers domiciliés dans la colonie d’Antioche fassent connaître aux duumvirs de la colonie d’Antioche, dans le délai de trente jours à partir de la publication de cet édit, la quantité de blé que chacun détient et en quel lieu, et la quantité qu’il se réserve pour la semence et la nourriture de sa famille pour l’année, et qu’il mette tout le reste de ce blé à la disposition des acheteurs de la colonie d’Antioche. Je décide que le jour de la vente sera le premier jour des prochaines calendes d’août. Et que ceux qui n’auront pas obéi sachent que tout ce qu’ils auront accaparé en contrevenant à mon édit sera confisqué, les dénonciateurs en recevant en récompense un huitième comme part ; Et comme on m’assure qu’avant ce long et dur hiver le prix du blé était dans la colonie de huit ou neuf as le modius, et qu’il serait profondément injuste que la famine de ses concitoyens fasse le profit de quiconque, j’interdis de vendre le blé à un prix supérieur à un denier (soit 16 as) le modius. » |
- La troisième colonne porte, en haut, le nom du procurateur impérial qui assiste Rusticus, Lucius Calpurnius Rufus et, en bas, la place d’Antioche de Pisidie où le monument s’élève, la Tiberia platea.
Lucio Luci filio Galeria Rustico Rufo procuratori Augusti Tiberia platea. |
La chronologie
Les origines
Caius Antistius Vetus, gouverneur romain de l’Hispania ulterior , en 68/67 avant J.-C., aurait donné son gentilice à une famille indigène de ses clients ((T.R.S.BROUGTHON, The Magistrates of the Roman Republic, t. I.)). Celle-ci accède à la citoyenneté romaine sous Auguste puis aux honneurs municipaux au milieu du premier siècle après J.-C. ((R.C. KNAPP, The Origins of Provincial Prosopography in The West. Knapp. Cet auteur démontre que l’adoption des nomina des gouverneurs républicains par les nouvelles élites locales découle de liens de clientèle et qu’elle précède souvent l’octroi officiel de la citoyenneté romaine.)).
Lucius Antistius Rusticus, probablement fils d’un duumvir de Corduba ((Cordoue; CIL, 2242, Corduba)) naît donc au sein d’une nouvelle élite provinciale.
Le début de carrière et l’adlectio
Cette aristocratie municipale tisse des liens avec les grandes familles locales dont celle de Sénèque, les Annaei, et dispose vite d’appuis bien placés. Nous pouvons facilement imaginer que la toute puissance de Sénèque sous le principat de Néron, au moins jusqu’en 62, facilite quelque peu les débuts de carrière du jeune Lucius ((F. Des BOSCS-PLATEAUX, Un parti hispanique à Rome ? Ascension des élites hispaniques et pouvoir politique d’Auguste à Hadrien (27 av. J.-C. – 138 ap. J.-C.), Casa de Velàsquez, Madrid, 2005.)).
Admis dans l’ordre sénatorial vers l’âge de 17 ans ((R. SYME, A R A “ A Consul from Cordoba”, Historia, 32, 1983. Repris dans I.D., Roman Papers, IV, Oxford, 1988. Pour Syme, Lucius Antistius Rusticus serait né autour de 48 après J.-C. A. Caballos propose entre 40 et 44, Il obtiendrait donc laticlave entre 57 et 61, puis son adlectio vers 33 ans.)), il commence par exercer à Rome les fonctions préparatoires à sa carrière sénatoriale comme « Xvir stlitibus iudicandis », juridiction relative à l’état civil des citoyens.
Il sert comme tribun laticlave (son service militaire) dans la Legio II Augusta, basée en Bretagne, pendant la guerre civile de 69. Les choix politiques et militaires de ce jeune officier contribuent certainement à rallier cette province au parti flavien ((« Britanniam inditus erga Vespasianum fauor, quodillic secundae legioni a Claudio praepositus et bello clarus egeratnon sine motu adiunxit ceterarum, in quibus pleriquecenturiones ac milites a Vitellio prouecti expertum iam principem anxii mutabant ». (Tacite, Histoires, III, 44,3).)) et expliquent sa carrière sous la nouvelle dynastie.
«Vespasien jouissait d’une grande popularité, pour y avoir commandé sous Claude la deuxième légion et s’y être distingué par ses faits d’armes. Ce souvenir décida la province, non sans quelque résistance des autres légions, où la plupart des centurions et des soldats devaient leur avancement à Vitellius et changeaient avec crainte un prince dont ils avaient déjà fait l’essai.» (Tacite, Histoires, III, 44, 3)
D’importantes décorations militaires : trois coronae, trois vexilla et trois hastae pura lui seraient accordées, si nous faisons confiance au lapicide ((R. CAGNAT ( CRAI, 1925, pages 227-230) et P. STEINER ( Die Dona Militaria, in Bönner Jahrbucher, 1905, pp.85-86) suggèrent que de telles décorations ne peuvent correspondre au rang modeste de tribun. Pour ces deux auteurs , seuls des légats de légion, de rang prétorien peuvent recevoir trois coronae, trois vexilla et trois hastae purae. Rusticus les aurait donc reçues en tant que légat de la Legio VIII Augusta quand il était en poste à Mirebeau-sur-Bèze, en 78 ou au plus tard dans la deuxième moitié de 79 après la campagne de Vespasien et de Titus sur le Rhin, en 78.)), par Vespasien et Titus, lors de leur censure conjointe (en 73/74). En même temps Vespasien manifeste sa reconnaissance sous forme d’une adlectio ((La collation du Latus clavus ou adlectio devient, à partir de Claude et de la censure de 48, un nouveau moyen d’entrer au sénat. Ce procédé d’admission consiste à inscrire sur la liste un nouveau sénateur au moment de la révision de l’album sénatorial. Le Prince assigne lors de cette inscription un rang équivalent à celui des anciens questeurs, anciens tribuns ou anciens préteurs.)), « Adlecto inter Praetorios », c’est à dire d’une admission au sénat, avec le rang des anciens préteurs, probablement lors de la célèbre lectio senatus dont nous parle Suétone ((« Amplissimos ordines et exhaustos caede uaria et contaminatos ueteri neglegentia, purgauit suppleuitque recenso senatu et equite, summotis indignissimis et honestissimo quoque Italicorum ac prouincialium allecto. » (Vie des douze Césars, Vespasien 9,2).)) :
« Il épura et compléta les premiers ordres de l’État, épuisés par mille meurtres, et dégénérés par d’anciens abus. Dans la revue qu’il fit des sénateurs et des chevaliers, il expulsa les plus indignes, et mit à leur place les plus honnêtes citoyens de l’Italie et des provinces» (Vie des douze Césars, Vespasien 9,2)
Légat de la VIII puis gouverneur d’Aquitaine
Cette faveur le dispense des étapes intermédiaires, la Questure, le Tribunat de la Plèbe et la Préture. Elle lui permet de brûler les étapes pour occuper ensuite trois postes prétoriens :
- Il est le premier curateur connu pour le réseau des voies d’Etrurie, la via Aurelia et la via Cornelia. L’Aurelia relie Rome à Gênes et forme l’axe principal de ce réseau. La Cornelia quitte Rome par le pont Aelius, passe par Caere et rejoint la voie aurélienne avant Pyrgi.
- Puis, comme beaucoup d’Adlecti, il prend un poste militaire, celui de légat de la Legio VIII Augusta alors cantonnée à Mirebeau. Il exerce ces fonctions sous trois empereurs, Vespasien, Titus et Domitien, soit de 78/79 à 81.
- Il passe directement de ce commandement légionnaire au poste de gouverneur de Bretagne au début du principat de Domitien (après 82).
Proconsul de Bétique (83/84)
Une inscription sur une borne limitant deux territoires, porte le nom de Rusticus et mentionne le dixième consulat de Domitien (83/84).
Imp(eratore) Domitiano Ca[es(are) Aug(usto)] / Aug(usti) f(ilio) IX co(n)s(ule) ter[minus] /Augustalis munici[pi Fla]vi Cisimbrensis [ex] decreto L(uci) Antisti [Rus]tici proco(n)s(ulis)(( AE., 1986, 334c)) |
De retour dans sa contrée et sa ville natales, en tant que proconsul de Bétique, Antistius Rusticus pourrait alors présider aux mesures de réorganisation territoriales découlant de l’octroi du droit romain à l’Hispania par Vespasien.
Vers le consulat
De retour à Rome , il devient préfet de l’aerarium Saturni ((Catherine VIRLOUVET, « L’approvisionnement de Rome en denrées alimentaires de la République au Haut-Empire », in B. Marin, C. Virlouvet (dir.), Nourrir les cités de Méditerranée.Antiquité-Temps modernes, Maisonneuve & Larose, Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Universidad Nacional de Educacion a Distancia, Paris, 2005, p. 61-82. ))((Le praefectus frumenti dandi, de rang sénatorial, gère les distributions gratuites de blé (les frumentationes) à la plèbe romaine. Il ne dépend pas du préfet de l’annone (un Chevalier), seulement chargé de lui remettre les quantités de grains nécessaires aux remises des rations. Les deux services demeurent indépendants. Le terme de frumentatio désigne aussi bien l’action de s’approvisionner en blé que la distribution de grain au peuple (Le Gaffiot, page 696).)) pour une charge de trois ans (87-89). Au début de ce triennium comme le prouve cette inscription, datée du 11 mars 87, il épouse Mummia Nigrina
Diis Manibus / Tyche / vix(it) ann(is) XX / Antisti(i) Rustici(i) / et Mummiae / Nigrinae (serva). / Fec(it) Celtiber / conservus / coniugi carissi(mae). /H(ic) s(ita) e(st) s(it) t(ibi) t(erra) l(evis). / D(ecessit) V I(dus) Mar(tias) I(mperatore) D(omitiano) XIII co(n)s(ule). (( CIL, VI, 27881 a , Rome. 11 mars 87)) |
Mummia Nigrina est probablement une de ses compatriotes. L’identité du nomen et du cognomen laisse supposer qu’elle pourrait appartenir à une famille sénatoriale de Bétique, celle de Lucius Mummius Niger. Les deux époux constituent alors le nœud d’un réseau d’alliances familiales mêlant Hispaniques et Italiens : les Valerii Vegeti (Bétique) alliés à une importante famille d’Italie du Nord les Atilii Bradua, les Funisulani Vettoniani (Tarraconnaise) liés par un mariage aux Tettii d’Ombrie…
Cette nomination par Domitien au poste de préfet de l’aerarium Saturni est pour Rusticus la promesse d’un consulat. Aussi la très riche protectrice du poète Martial décide-t-elle de confondre sa fortune personnelle ((« O felix animo, felix Nigrina, marito atque inter Latias Gloria prima muris : te patrias miscer iuvat cum coniuge census,gaudentem scosio participique uiro.Arserit Uuhadne flammis iniecta mariti, nec minor Alcestin fama sub astra ferat ;tu malius. Certo meruisti pignore uitaeut tibi non esset morte probendus amor » (Martial, Epigrammes, IV, 75 ).)) avec celle de son époux afin qu’il puisse assumer les frais d’une telle magistrature.
« Heureuse par la beauté de ton âme, heureuse par ton époux, Nigrina, tu es la gloire immortelle du Latium ! Tu te plais à partager avec ton époux l’héritage d’un père , à l’associer, à le faire participer à ta fortune.
Qu’Edavné se précipite et se brûle sur le bûcher de son mari, qu’une renommée non moins brillante élève jusqu’aux cieux le dévouement d’Alceste, ; Toi, tu fais mieux encore, tu offres, pendant ta vie, un gage certain de ta générosité, et tu n’attends pas la mort pour donner une preuve de ton amour » ((Martial, Epigrammes, IV, 75 ))
D’après les Fasti Potentini, Lucius Antistius Rusticus obtient le consulat suffect en 90 avec L. Iulius Ursus Servanius .
L(ucius) Antistius Rusticus, / Sex(tus) Iu(lius) Servianus ((AE, 1949, 23. mars–avril ?, 90)) |
Un cursus honorum interrompu par la mort (93/94)
Enfin le voilà légat impérial et gouverneur de toute l’Asie. C’est là qu’il n’hésite pas, par un décret de 93, à fixer le prix du blé pour protéger la plèbe et qu’il meurt assassiné en 93/94. Son épouse Nigrina assiste à la crémation de son époux et ramène son urne cinéraire ((« Cappadociam saevis Antistius occiditoris Rusticus. o tristi crimine terra nocens ! rettulit ossa sinu cari Nigrina mariti et questa est longas non satis esse vias ; cumque daret sanctam tumulus, quibus invidit, urnam, visa sibi est rapto bis viduata viro » (Martial, Epigrammes, IX, 30).)) dans le tombeau familial :
« Antistius a péri sur les rives inhospitalières de la Cappadoce : ô terre souillée d’un crime déplorable !
Nigrina, rapportant dans les plis de sa robe les restes de son époux chéri, se plaignait de n’avoir pas plus de chemin à faire ; et, lorsque ta tombe, à laquelle elle porte envie, a reçu l’urne sacrée, il lui semble qu’elle perdait une seconde fois son mari»(( traduction Bibliotheca Selecta – Martial, Epigrammes, IX, 30))