Le pain chez les Romains

Par • Publié dans : Alimentation

Le pain est arrivé assez tard chez les Romains, qui préparaient plutôt des bouillies et cuisaient des galettes, d’où leur surnom de pultiphagonides donné par les Grecs (si on en croit Plaute). On sait que les premiers boulanger sont apparus à Rome au début du IIe siècle av. J.-C., après la guerre contre Persée (dite Troisième Guerre macédonienne). Cependant ce n’est pas parce que l’on n’a pas de boulanger que l’on n’a pas de pain, c’est juste qu’il est très dur de savoir si du pain était déjà préparé avant cette date. Dans la mesure où le pain était connu en Grèce au Ve siècle avant JC, et que l’hellénisation des Romains avait commencé au IIIe siècle, il est très probable que les Romains aient connu le pain à cette même période. Toutefois Pline évoque qu’avant les Guerres de Persée, les Romains faisaient eux-mêmes leur pain et qu’il s’agissait de la besogne des femmes.

Le pain, s’il se rencontre à Rome ou dans les plus grandes villes de la République à partir du IIe siècle av. J.-C., n’est sans doute pas un aliment répandu dans les campagnes. Il deviendra un produit courant certainement à partir de l’Empire, lorsque celui-ci s’hellénise pour de bon, et aidé aussi par les recettes de pain des Gaulois. Pour cela il faut une farine suffisamment tamisée, or les tamis sont d’invention gauloise (en crin de cheval), ibérique (en lin) ou même égyptienne (en papyrus et en jonc).

Pains et multiples variantes

Le pain a mis un certain temps avant de s’imposer dans les pratiques culinaires des Romains. Mais une fois que ce sera fait, ils vont développer une incroyable quantité de types de pain. Ceux-ci varient en fonction des céréales ou des légumineuses utilisées, des ingrédients qui y sont ajoutés, de la manière de les préparer voire simplement de leur forme et de leur utilisation.

Pline à l’époque de Néron énumère un grand nombre de pains, et bien qu’il dise qu’il ne sert à rien de tous les énumérer il commet un joli florilège : il énumère d’abord les différents levains, à base de mil, d’orge, de similago (farine de blé très fine) ; il mentionne pain en fonction de son utilisation, le panis ostrearius qui se mange avec les huîtres ainsi que le panis aquaticus (originaire de Perse), car on étend la pâte dans un plat en se servant d’eau ce qui lui donne une mie alvéolée semblable à l’apparence des éponges ; un pain recherché pour son goût, l’artolaganon, sorte de pain avec du lait, du poivre, du vin et de la matière grasse (sans vin il s’agit d’un pain streptice) ; le speustique qui est un pain vite fait, d’où son nom ; selon le mode de cuisson on a le pain au four, celui cuit dans un moule, ou même une tourtière ; il dit qu’on peut y ajouter des œufs, de l’huile ou du lait ; puis encore le picenum, du nom de son inventeur qui ajouta du moût de raisin à la pâte que l’on a pris soin de laisser lever durant neuf jours, et qu’on mange avec du miel.

Athénée nous donne également, au livre III de son Banquet des Savants, une longue succession de descriptions de pains, comme le pain artopticus du fait du bel œil qui se forme au milieu (peut-être une étymologie fantaisiste : une artoptica désigne simplement une tourtière pour cuire le pain) , le pain de Cappadoce fait avec de l’huile et du lait qui se mange encore chaud (pain mollet), le pain boletus qui a la forme d’un champignon et est recouvert de graines de pavot, le pain thargelè fait sitôt que la moisson est rentrée, le nastos qui est fait pour les vierges qui célèbrent les mystères de Minerve, le pyrame qui se pétrit avec des graines de sésame, ou encore les quadrati qui sont comme formés en plusieurs quartiers ou les kribannes façonnés en forme de mamelles, etc… Mentionnons également Martial qui, dans une de ses épigrammes (XIV, 69), évoque un pain en forme de phallus pour se rassasier, mais qui permet de rester pur (humour de l’auteur, car être un fellator est considéré comme une grave disgrâce). Ce phallus siligineus est également mentionné par Pétrone. Il n’y a qu’à voir toutes ces variétés pour se dire que nous n’y sommes pour rien dans l’art de faire différentes variétés de pains, avec une imagination parfois débridée.

Le pain au levain, que les Romains ont récupéré des Grecs, fait selon Pline des personnes vigoureuses. Il semble que ce soit le pain le plus commun que l’on puisse trouver. Il évoque aussi le pain des Gaulois, qui utilisent la mousse de la cervoise comme levure. Gardons à l’esprit que les levures sont inconnues durant l’Antiquité, et qu’il n’existe par conséquent que trois méthodes pour faire lever un pain : attendre que les levures naturellement présentes fassent lever le pâton, préparer un levain qu’on mélangera à la pâte, et utiliser les levures contenues dans les bières. Il en résulte une fermentation alcoolique qui donne un goût acide au pain, d’où la nécessité d’ajouter du sel dans le pain pour rééquilibrer le goût. Cependant Pline rappelle que le pain fait avec de l’eau de mer a souvent mauvais goût et qu’il n’est pas bon pour la santé (sans doute à cause des impuretés contenues dans l’eau).

Le panis militaris de son côté est le pain grossier des soldats, cuit sans levain, et dans lequel le légionnaire pouvait ajouter lard, baies, fruits secs, fromage, et autres trouvailles. Ce pain est certes grossier mais a l’avantage de bien se conserver comme il est très sec. On sait également que les légionnaires préparaient des sortes de biscottes avant de partir en manœuvre. L’empereur Julien avant de partir en expédition contre les Germains avait fait préparer des biscottes pour 20 jours à ses légionnaires d’Augusta Raurica. Le pain serpentin a peut-être aussi été un pain courant chez les soldats, on enroule un pain autour d’une broche comme un serpent et cela permet de le cuire au-dessus du feu. Les pains pouvaient également être cuits sous la cendre.

Une manière courante de cuire le pain en l’absence de four (mais l’un n’empêche pas l’autre) est de le cuire sous une cloche. On met le pâton dans un plat et on le recouvre soit d’une cloche soit d’un moule qui lui donnera la forme voulue, on peut ensuite mettre ce plat sur des braises et attendre la fin de la cuisson. Ces moules qu’on a retrouvés en grand nombre, comportent des motifs à caractère mythologique, des combats de gladiateurs, des motifs érotiques, ainsi que des représentations d’empereurs.

On a retrouvé dans les fours de Pompéi des pains de forme ronde avec des parts prédécoupées et présentant un ceinturage dans leur épaisseur. Des fresques de la même ville, nous les représentent. Lorsque la miche était levée et prête à enfourner on la ceinturait avec une ficelle que l’on nouait de sorte qu’il reste une boucle au niveau du nœud, cela permettait au boulanger de retirer le pain du four sans se brûler puisqu’on pouvait porter ce pain par le nœud. La prédécoupe a pu avoir une double utilité : tout d’abord faciliter la levée du pain en lui gardant une forme harmonieuse mais permettre aussi de prendre une part sans casser la croûte de la part adjacente et lui conserver ainsi sa fraîcheur. Il est également possible que le pistor pût vendre son pain à la part et non un pain entier, mais on n’a aucune certitude sur ce point. Ce type de pain se retrouve encore aujourd’hui en Irlande et en Ecosse sous le nom de bannock (les parts étant les scones), dont le nom découlerait directement du latin panicum, puisque le mot gaélique pour pain est aran.

Pain retrouvé à Pompéi

Rôle social et politique du pain

Le pain joue un grand rôle dans la société romaine. Il est d’usage lors de grands événements familiaux de distribuer des pains aux invités ou tout simplement aux personnes présentes. On sait par exemple que certains pains n’étaient faits qu’à l’occasion de mariages ou d’enterrements. Cet aliment plus que tout autre semble marqué par l’idée du partage.

Cette idée est liée d’abord à un fait : le pain est souvent offert comme offrande aux prêtres et prêtresses lorsque l’on fait des sacrifices, ces derniers sont souvent chargés en conséquence après avoir pris leur part de redistribuer l’excédent à la population (pauvre en particulier). Des spécialistes des religions antiques ont parfois mis en avant cet aspect particulier de la pax deorum : les dieux aiment les hommes de manière égale, mais l’instabilité de la nature fait que ce qu’ils reçoivent est inégalement réparti ; ainsi l’homme qui a reçu une grâce particulière des dieux, s’il veut la conserver, se doit de rendre symboliquement sa fortune aux dieux, manifestant ainsi une saine humilité : c’est bien la chance Fortuna qui lui a permis d’avoir ses biens. Ce qui permet ensuite une meilleure répartition des biens frumentaires. Cet idéal, décrit par Cicéron, se retrouve également chez Plutarque, même si ce dernier applique ce jugement par rapport aux bêtes sacrifiées.

C’est sans doute cet idéal qui va pousser les Gracques à exiger des prix fixes sur le blé, afin de permettre à la plèbe grandissante de garder un accès à la nourriture. Cette proposition de loi fut durement combattue par Pison, mais comme le rapporte Cicéron, il n’hésita pas une fois la loi passée à venir chercher lui aussi sa part de blé ! Cependant il serait dangereux de voir dans cette entreprise des Gracques l’idée d’une « juste répartition du capital », avec de pauvres anciens paysans soldats dépossédés de leur terre par la main-d’œuvre gratuite des esclaves qu’ils ont contribué à ramener pour le compte des optimates. Les Gracques sont surtout choqués par la misère de ces gens qui meurent de faim : la mesure vise surtout à garantir le minimum vital. La mort de Caius Gracchus va édulcorer la loi et la rendre insignifiante.

Cette question agitera la politique romaine jusqu’en 58 lorsque Clodius, tribun de la plèbe, finit par autoriser la distribution gratuite de céréales à la population, mais en quantité limitée. Au début ces distributions sont mensuelles, et sous Auguste elles deviendront quotidiennes et pour seulement 200 000 personnes sélectionnées, ce qui tend à relativiser le propos de Juvénal : Panem et circenses. En fait si les distributions se font tous les jours c’est qu’elles se font par secteurs de la ville, il s’agit là d’un problème de distribution en lui-même pour éviter les mouvements de foule et éviter l’engorgement des rues. Il faudra seulement attendre le règne de l’empereur Aurélien dans la seconde moitié du IIIe siècle pour que ces dons se fassent sous forme de pain.

Évergétisme et Annone

L’évergétisme concernant les distributions gratuites de nourriture était assez mal vu des sénateurs, ceux-ci voyaient dans ce système une forme de décadence menant à l’amollissement de la population qui finissait par voir ces dons comme une forme de droit et poussait à terme le peuple à en oublier ses propres devoirs : cela constituait une perte de l’auctoritas de l’Etat, les gens obéissant au pouvoir parce qu’ils reçoivent des dons de lui et non par devoir sacré. Ces craintes du début finirent par être avérées : que le peuple manque de pain ou même qu’on fasse courir le bruit que le grain ne viendrait pas d’Égypte et l’on se retrouvait avec une révolte.

Pour pourvoir aux besoins de l’Annone, l’État organisait la distribution et la vente de pain de manière stricte, recourant à des boulangeries publiques et des boulangeries privées. On pense que la plupart des lois concernant les boulangeries ne concernaient que les boulangeries privées, qui travaillaient officiellement pour l’Annone. Par exemple, il était une obligation pour un fils de reprendre la boulangerie de son père ; si cet homme n’avait qu’une fille, alors le gendre se retrouvait dans la même situation ! On est étonné de voir à quel point ce système rappelle celui du servage à certains égards. Les boulangeries, en particulier à Rome étaient organisées en collège, forme de corporation qui égalisait les revenus des boulangers et prévoyait un système d’entraide (enterrements, travaux, etc.). Ces lois existaient également pour d’autres métiers.

Le pain dans la religion et le culte impérial

Le pain fait partie des offrandes courantes du culte domestique. En théorie, nulle nourriture ne peut être consommée sous un toit sans qu’une part ne soit d’abord donnée en offrande aux dieux lares. C’est ce qui explique qu’on offre du pain, aliment de la vie courante. Les autels qui donnent sur les rues sont également pourvus d’offrandes diverses, en particulier du pain ; on souligne ici encore le rôle social voilé, pour ne pas dire tabou, de cette pratique : ce sont souvent les mendiants qui profitent de cette nourriture. Il semble assez mal vu d’exercer une forme de charité en public, tant pour celui qui donne que pour celui qui reçoit. Donner à un mendiant est sans doute vu comme une forme possible d’orgueil, un souci de se faire bien voir des autres qui est plutôt mal vu chez les Romains, de même le mendiant doit veiller à ne pas être vu lorsqu’il prend l’offrande destinée aux dieux car c’est un sacrilège, même si chacun se doute que lorsque la nourriture disparaît ce n’est pas le dieu qui l’a consommée.

Dans le cadre des offrandes, le pain en question se nomme libum, de libere (goûter, verser en offrande). Un libum se fait avec deux livres de fromage (sans doute frais), on ajoute une livre de farine (une demie livre pour qu’il soit plus compact) puis un œuf, si l’on en croit le témoignage de Caton sur ce sujet ; Martial ajoute qu’il pouvait être donné en offrande pour les anniversaires, même s’il peut s’agir de libation puisqu’il s’agit dans la langue du même mot (Ep. X, 24).

Le culte impérial, qui se développe sous l’Empire, va également donner lieu à une place du pain dans les cérémonies qui ont lieu dans chaque capitale de cité. Il est en effet fréquent que ce culte s’accompagne de distributions gratuites de pain et de jeux du cirque, ces deux éléments contribuant au culte de la personnalité des empereurs romains. Après la cérémonie religieuse en elle-même, les festivités continuent souvent dans l’amphithéâtre et des distributions ont lieu dans l’enceinte même du lieu. Dans ces circonstances, on distribue souvent des crustula, sortes de biscuits cuits dans des moules particuliers, les moules à crustulum. Ces moules ont été retrouvés à travers tout l’Empire et en particulier en Pannonie qui est le centre des activités impériales aux IIe et IIIe siècles. Ces moules présentent très souvent des motifs qui ont trait aux cérémonies du culte impérial : dieux et déesses, empereurs et gladiateurs. Le culte impérial étant obligatoire en principe, il était certainement important de recevoir ce pain et de le conserver. Il pouvait ainsi attester de la participation du fidèle au culte, ce qu’il faut comprendre plus comme un signe d’intégration dans la société plutôt que d’une obligation stricte contrôlée par la loi : les chrétiens qui refusaient le culte impérial ont été persécutés le plus souvent parce qu’ils affichaient et revendiquaient ce refus (des gouverneurs ont même refusé de persécuter ces illuminés qui venaient se dénoncer afin de devenir martyrs). Des médailles frappées dans ces occasions pouvaient aussi remplir ce rôle, ce qui semble attesté par Alföldi qui a remarqué les similitudes des motifs de ces médailles et des moules à crustulum.

Sources

Paul Veyne, le Pain et le Cirque, éditions du Seuil, 1976.

Pierre-Emile Levasseur, Collèges chargés des services publics à Rome.

Pline, HN XVIII, 26.

Athénée, Banquet des Savants, III

https://books.google.fr/books?id=WQMEAAAAQBAJ&pg=PT274&lpg=PT274&dq=distribution+gratuites+de+pain+rome&source=bl&ots=VPV75BKOOx&sig=0x4ZiQl-p0PzBqjRVyo-DjRl7TI&hl=fr&sa=X&sqi=2&ved=0ahUKEwiRneevjqzKAhXLORoKHQK3AgQQ6AEINzAF#v=onepage&q=distribution%20gratuites%20de%20pain%20rome&f=false

https://sites.google.com/site/insatiatrix/histoire/histoire-ancienne/la-prfecture-de-lannone-et-lassistance-sociale–rome#TOC-Les-distributions-r-guli-res

http://agora.qc.ca/documents/rome_antique–histoire_du_travail_dans_la_rome_antique__colleges_charges_des_services_publics_a_rome_par_emile_levasseur

https://sites.google.com/site/civilisationromaine/artisans-et-commercants-romains/le-boulanger

http://voyageurs-du-temps.fr/recettes-de-cuisine-traditionnelle-gauloise-et-celte-menus-plats-et-mets-gaulois-et-celtes_1024.html

http://www.britishmuseum.org/whats_on/past_exhibitions/2013/pompeii_and_herculaneum/pompeii_live/live_event/bread_recipe.aspx

http://www.collegedevinci.com/les-saturnales-du-17-decembre-2010/

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

A voir aussi