Les céréales et leur utilisation chez les Romains

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Les céréales sont la base de l’alimentation des hommes depuis des temps immémoriaux. Cette part était cependant toute relative avant la découverte de l’agriculture, puisque l’homme vivait essentiellement de cueillette, de chasse et de pêche. La découverte de l’agriculture va révolutionner l’humanité, en le rendant sédentaire et en rendant prépondérante la place des céréales dans son alimentation, comme il semble que celles-ci furent les premières des plantes à être cultivées par l’homme. L’agriculture est à la base des civilisations, et celles-ci dureront le plus souvent en fonction de leur faculté à produire suffisamment pour nourrir l’ensemble des populations que ce soit par le biais de techniques agricoles ou de systèmes d’approvisionnement, mais aussi en protégeant les cultures par la main de l’État via les lois et les armées. La civilisation romaine, qui ne déroge pas à ces règles, fut un des plus brillants exemples de l’Antiquité et même de l’Histoire sur ce sujet, et donc raison supplémentaire de nous plonger dans ce vaste sujet.

Variétés de céréales

Les Romains connaissaient un très grand nombre de céréales : froment, épeautre, engrain, orge, avoine, seigle, mil, riz, sorgho. Ils ajoutent dans les plantes céréales d’autres plantes telles que le pois chiche, la fève ou la lentille. Toutes ces plantes sont désignées sous le nom générique de cerealia, c’est-à-dire les plantes de Cérès, sachant que le nom de la déesse des moissons peut être utilisé au sens figuré pour désigner le blé, les moissons ou le pain (occurrences chez Cicéron et Virgile).

Les variétés de céréales diffèrent en fonction de leur lieu de production, certaines produisant plus ou moins de grains et de grosseur variable. De plus quand un blé est dit de tel endroit cela veut souvent dire que cette plante tient lieu de blé en cet endroit, ce qui n’en fait pas nécessairement une variété de blé : Pline l’Ancien, lorsqu’il parle des céréales d’Égypte, donne par exemple le nom de blé à une plante qu’on pense être le sorgho. Ceci tendrait à expliquer pourquoi les anciens ont du mal à désigner avec un nom précis chaque type de grain. Dans la désignation des variétés de grains ils semblent plus attachés à leur utilité ou la manière de le travailler qu’à la désignation linnéenne à laquelle nous sommes habitués. Ainsi le blé et le froment peuvent être nommés indistinctement par des termes aussi variés que far (dont vient le mot farine), ador, frumentum (issu de frui « user de » qui a donné également fruit et usufruit), triticum (issu de terere « battre le blé »), siligo, et bien d’autres termes.

Latifundia et minifundia

Les agronomes romains montrent par leurs travaux que l’on recherche activement la meilleure rentabilité. Ainsi le genre des céréales cultivées varie en fonction du terrain : nature de la terre, exposition au soleil, proximité des rivières ou besoins de réseaux d’irrigation, etc. La culture se fait essentiellement en openfield, et l’on place souvent des bornes votives pour en marquer l’extrémité. Il est recommandé de placer ses cultures céréalières loin des rivières car une forte humidité a tendance à déclencher la rouille.

Dès la République, les Romains réglementent fortement la taille du fundus (exploitation agricole). La question a son importance, car les patriciens ont assis leur puissance par la taille de leurs propriétés et donc des revenus qu’ils en tiraient, ce qui paupérisait la plèbe avec des praedia (domaines modestes ou minifundia) provoquant régulièrement des exodes ruraux de plébéiens vers les grandes villes. Petit à petit les grands propriétaires rachetaient de plus en plus de terres, qui de salti (grands domaines) deviennent des latifundia. Cette situation s’aggrava d’autant dans le temps que le territoire romain s’étendit et qu’il fallut distribuer des terres à coloniser, et en fonction de ses mérites la portion d’ager publicus distribuée pouvait être importante surtout quand il s’agissait des citoyens romains les plus puissants. Si Caton l’Ancien sous la République loue les vertus de ce type d’exploitation, Columelle (sous Auguste) dit que ces propriétés sont anti-économiques et Pline l’Ancien (sous Néron) avancent que ces propriétés ont été la raison de la ruine de l’Italie. Pour comprendre cela, il faut voir que si les latifundia ont un rendement moindre (car moins efficaces) leur main d’œuvre est bon marché, ce qui au final est plus rentable même si la quantité de grain produite au final est inférieure. Or si les esclaves sont abondants et bon marché à l’époque de Caton, ce n’est plus le cas au moment de la pax romana. Manius Curius dira de son côté qu’il faut considérer comme dangereux un citoyen à qui sept jugères ne suffisent pas. Sous Néron, six propriétaires seulement possédaient la moitié de l’Afrique (Tunisie), mais cet empereur connu pour sa grandeur d’âme les mit à mort pour l’exemple.

On voit également que le problème n’est pas tant la productivité que la concentration des terres entre les mains de quelques-uns, ce qui sera cause sous l’Empire qu’il y ait des terres manquant de main d’œuvre et de l’autre de nombreux paysans sans terres : les proletarii.

Instruments de travail

Varron, dans son traité d’agriculture, répartissait les équipements de la villa en trois catégories : les instruments muets donc les outils, les instruments semi-parlants à savoir les mules et les bœufs, puis les instruments parlants c’est-à-dire les esclaves. Cependant Varron parle essentiellement des grandes propriétés et oublie de préciser que nombre d’hommes (et femmes) libres travaillent aux champs. S’il n’y avait eu que des esclaves pour travailler aux champs on estime qu’il aurait fallu près de 40% d’esclaves parmi la population, or même si les auteurs livrent peu de chiffres à ce sujet on est très certainement loin du compte. De plus la proportion d’esclaves pour les travaux des champs a varié selon les époques et si les domaines d’Italie utilisaient une main d’œuvre essentiellement servile, on pense que cela était beaucoup moins systématique en Gaule. En particulier au moment des moissons, les propriétaires devaient avoir recours à des journaliers (souvent des pérégrins) comme aujourd’hui. Il était par ailleurs admis qu’un esclave, qui avait la responsabilité d’une parcelle qu’il gérait avec sa femme, ce qui s’avérait nécessaire dans les plus grandes propriétés, puisse avoir sous ses ordres des hommes libres.

Instruments du labour

Pour retourner la terre et labourer, les petits propriétaires travaillaient souvent à la houe et au bident qui est une sorte de houe à deux dents, et il existe même des modèles à quatre dents que l’on a retrouvés lors de fouilles. Une personne passait des fois derrière avec une serpe pour briser les racines qui seraient restées.

La herse était utilisée comme aujourd’hui pour désherber et retourner la terre une première fois, ce qui se faisait lorsqu’une parcelle était aménagée ou alors lorsqu’il s’agissait de réutiliser une jachère, comme les Romains pratiquaient déjà l’assolement. Ils avaient remarqué l’appauvrissement de la qualité des terres lorsqu’elles étaient trop utilisées années après années. Lorsqu’ils mettaient un champ en jachère ils la plantaient de luzerne, de vesce et autres plantes fourragères mais dont les graines pouvaient aussi servir à l’alimentation humaine comme en témoigne Pline l’Ancien dans ses ouvrages.

On utilisait communément le fumier pour fertiliser la terre, mais on s’est aussi servi de nitre apparemment. Celui-ci était déposé au moment du dernier hersage. Au Moyen-Âge l’usage s’en est perdu pour n’être retrouvé qu’à l’époque des Lumières, on pratiquait un hersage en même temps que les semailles pour mieux enfouir le grain, et on déposait fumier ou crottin pulvérisé devant le passage de la herse. D’après les sources anciennes, un champ qui nécessite un hersage est toutefois un champ qui aurait été mal labouré. Il semble que ces herses étaient le plus souvent faites en osier, et sans doute lestées par un rondin de bois.

L’araire est l’outil dont on se sert pour le labour. On recommande deux araires pour un attelage, mais on ne sait pas trop pourquoi. Sans doute que les socs ne sont pas tous de même nature et donc que les araires ne servent pas nécessairement pour les mêmes terrains ou travaux, surtout lorsque certains sols s’avèrent plus durs à labourer. De la même manière on utilisera soit des bœufs soit des mules selon le terrain, ces animaux n’ayant pas les mêmes aptitudes en fonction de la déclivité de la parcelle ou de la dureté de la terre comme ces animaux n’ont pas la même puissance. Même s’il est commun d’atteler une ou deux bêtes à l’araire, on a des traces d’utilisation d’attelages jusqu’à six animaux. L’utilisation du cheval de trait n’apparaîtra qu’au Moyen-Âge avec les chevaux des Germains, car les races de chevaux romains sont souvent trop faibles pour ce travail, ce n’est pas innocent si on les hybride avec des ânes, animaux moins puissants mais plus endurants.

La charrue, que l’on mentionne parfois vient plus d’une erreur de traduction, car elle est semble-t-il apparue au Ve siècle, mais elle ne deviendra un outil commun qu’au milieu du Moyen-Âge : l’araire comme la charrue porte le nom d’aratrum. Ce mot a donc désigné la charrue en latin médiéval, d’où une confusion chez certains traducteurs. La différence majeure entre les deux outils est dans le cas de la charrue la présence d’un versoir qui permet d’évacuer la terre sur le côté. De plus l’araire antique est très rarement munie de roues (mais moins pratique sur les sols lourds, car les roues se couvrent de boue), d’après Pline cette innovation viendrait de Rhétie. Il est très possible que ces évolutions, qui ont rendu le labour plus simple, soient dues au fait que l’esclavage disparaît petit à petit et rende nécessaire une rentabilité accrue du travail pour un seul paysan.

Instruments des moissons

Pour le travail des moissons on utilisait communément la faucille. Le moissonneur attrapait les épis à la main et passait la faucille pour les trancher, laissant toute la tige sur pied. Cependant on utilisait aussi des serpes de différentes formes en fonction du grain que l’on avait à récolter, car toutes les tiges n’ont pas la même épaisseur. De plus certaines plantes comme la vesce, la faséole, la fève, le pois ou la luzerne qui sont des céréales pour les Romains n’ont pas d’épis puisque ce ne sont pas des graminées même si elles sont de la famille des poacées, elles ont des gousses et celles-ci se cueillent plutôt avec une serpe ou une serpette. Pline fait également référence à un pecten, c’est-à-dire une sorte de peigne, pour la récolte du millet et du panic.

Un deuxième passage était nécessaire pour récupérer la paille. Ceux-ci travaillaient à la faux, qui est d’ailleurs une invention romaine. La forme de la faux n’a quasiment pas changé depuis l’Antiquité et il fallait déjà l’aiguiser très régulièrement avec des pierres adaptées à cet usage, que le travailleur emmenait avec lui dans une sorte de corne en bois au fond de laquelle il y avait de l’eau pour humidifier la pierre à chacun de ses mouvements.

On a souvent parlé du vallus comme ancêtre de la moissonneuse. Cette invention tient peut-être sa renommée du fait qu’elle est gauloise et qu’elle a permis au XIXe siècle de faire prévaloir une idée du Français descendant des Gaulois comme étant un paysan industrieux et inventif. Cependant on n’a en réalité retrouvé de ces «moissonneuses » qu’en territoire belge (Nerviens et Trévires), tout comme pour les représentations qu’on n’en a faites (une exception a cependant été retrouvée à Montauban). Si Pline l’Ancien en fait mention dans son Histoire Naturelle, c’est sans doute au rang de curiosité et non comme d’une machine utilisée largement à travers l’Empire.

Fac-similé du bas-relief fragmentaire trouvé à Buzenol (Belgique, proche d'Arlon) . On y voit le fonctionnement de la célèbre moissonneuse dite des Trévires ou « <em>vallus</em> » décrite notamment par Pline.
Fac-similé du bas-relief fragmentaire trouvé à Buzenol (Belgique, proche d’Arlon) . On y voit le fonctionnement de la célèbre moissonneuse dite des Trévires ou vallus décrite notamment par Pline.
Dessin rassemblant deux fragments différents issus des collections d'Arlon et de Buzenol voyant les ouvriers agricoles et la mule s'affairant à récolter l'épautre grâce à la moissonneuse.
Dessin rassemblant deux fragments différents issus des collections d’Arlon et de Buzenol voyant les ouvriers agricoles et la mule s’affairant à récolter l’épeautre grâce à la moissonneuse.

 

Illustration d’une reconstitution de la moissonneuse des Trévires connues aussi par un bas-relief, cliché pris au Parc de Samara

Le battage du blé se faisait sur une surface plane recouverte de pierres rondes à la façon des pavés sur laquelle on traînait un tribulum, sorte de traîneau en bois dont le dessous et recouvert de silex ou de morceaux de métal pour se faire rugueux qui ressemble à nos planches à dépiquer. Le traîneau était tiré par un bœuf ou une mule. Le battage se faisait donc également par le piétinement des animaux. On utilisait aussi un baculum (littéralement un bâton), que l’on traduit par fléau, mais il n’y a pas de preuves que le fléau en deux parties ait existé à cette époque. On procédait ensuite au vannage. En général on jetait le blé en l’air du haut d’un monticule, cette action séparant le grain de la balle.

Le tri du grain

Étant donné les procédés de culture, il était courant que plusieurs types de grains soient involontairement mélangés dans un même champ. Ceci a donné lieu a des qualités particulières de grains pouvant être vendus plus chers quand on assurait la pureté du produit, mais a également pu donner lieu à des fraudes qu’il est parfois difficile de constater. En période de disette voire famine il était malheureusement courant de couper ses céréales avec d’autres grains. L’administration impériale était très stricte sur ces choses-là. Le tri se faisait sans doute au moment même de la récolte, les plants étant plus espacés qu’aujourd’hui dans les champs, la tâche s’en retrouvait facilitée : un témoignage annexe de ce fait se trouve dans la parabole du bon grain et de l’ivraie dans les Évangiles, le serviteur demandant au maître s’il doit faire arracher l’ivraie et le maître de demander qu’on attende la moisson pour faire le tri.

De plus, il était assez communément admis que certaines plantes telles que l’ivraie provenait d’un blé qui se serait transformé au cours de sa croissance, le même constat est fait avec l’orge et l’aegilops. Galien rapporte que son père Nicon avait fait acheter du blé pur afin de vérifier ce qu’il en était, et il se trouve qu’il vit pousser l’ivraie parmi le blé ! Sans doute laissa-t-il la tâche d’acheter le blé à un serviteur négligent ou alors cela illustre que même un blé de qualité supérieure n’était pas exempt de grains « parasites ».

Les meules

Alors que les meules existent depuis plusieurs milliers d’années, souvent un système de pilon et de mortier voire de dalle à moudre, elles ne connaissent que peu d’évolution jusqu’à l’invention du moulin d’Olynthe vers le Ve siècle avant JC qui présente une meule dormante (en dessous) et une meule courante (au-dessus) activée par un levier qui la meut sur un plan horizontal.

Cette première évolution, qui introduit une mécanisation de la meule, est le prélude à une autre révolution, celle de la meule rotative qui est vraisemblablement une évolution de la meule précédente. Les dates de son apparition oscillent du Ve au IIe siècle avant JC, la datation la plus récente correspondant à son apparition à Rome. De ce que l’on en sait, cette meule a d’abord servi pour le pressage des olives et mettra plusieurs décennies avant d’être utilisée pour le grain. À partir de ce moment, la meule deviendra un objet courant de la maison puisque chaque famille moud son grain tous les jours en fonction de ses besoins.

La meule rotative se compose de plusieurs éléments : la meta qui est la meule dormante et le catillus qui est la meule courante. Le catillus est évasé pour y mettre le grain qui descendra dans l’œil de la meule. Un trou est souvent aménagé dans le côté du catillus pour permettre de tourner facilement la meule. Le grain passe après dans l’œil de la meule et passe entre les deux parties. Pour cette raison le catillus est généralement plus lourd que la meta afin de peser au maximum sur le grain. La meta de son côté est de forme concave afin de permettre l’évacuation de la mouture sur le bord, elle est même assez souvent striée pour faciliter l’écoulement et la friction du grain. La matière de la meule est importante, il faut qu’elle soit résistante à l’usure mais qu’elle soit également suffisamment granuleuse pour aider l’écrasement du grain ; pour cela le basalte ainsi que l’arkose sont des matériaux courants. Le matériau, le poids ou d’autres caractéristiques pourraient être choisies aussi en fonction du type de grain à moudre.

Le travail se fait soit à même le sol, sur lequel on a préalablement étendu un linge pour recueillir la farine, soit sur une table pour plus de confort. On estime que ce nouveau système a réduit considérablement le temps de ce travail quotidien, passant de 7 heures à 45 minutes pour nourrir toute la famille.

Cette révolution en amènera une autre : l’apparition des boulangeries. En effet, avec des meules plus grosses et des catilli coniques que l’on entraîne avec la traction d’une mule, on peut produire de grandes quantités de farine qui permettent de préparer une grande quantité de pains. Les premiers boulangers ou pistores (de pistare, piler le grain), dans la droite ligne de l’utilisation familiale de la meule, moulent eux-mêmes leur grain avant de travailler la farine dans un atelier attenant, ou l’on forme les miches avant de les cuire pour permettre au pistor de les vendre directement sur la rue, car contrairement à aujourd’hui le client n’entre pas dans les pistoriae !

Vue d’une meule de type Pompéi trouvé dans la ville en question

Les moulins

Si les meules précédemment citées sont déjà des moulins en soi, ils sont juste actionnés par une force humaine ou animale (on parle parfois de moulins à sang, oui ça fait glauque -_- ), on reste dans les balbutiements de la meunerie. Les merveilles de l’ingénierie romaine vont donner toutes leurs lettres de noblesse à la meunerie, puisque c’est au Ier siècle de notre ère que vont apparaître les premiers moulins hydrauliques qui vont créer de manière précise le métier de meunier.

Ces moulins se multiplieront à travers l’Empire, en particulier à proximité des villes. La question de l’approvisionnement des villes est cruciale comme il n’y a pas de champs en ville, il y a donc de grands arrivages de blés et autres céréales gérés par l’Annone. On stocke les grains dans des greniers, ce qui justifie ensuite l’emploi de moulins pour moudre ces grandes quantités de farine qui sont ensuite envoyées aux pistoriae. Ce système permet de gérer plus simplement l’alimentation des populations citadines, qui peut se révolter dangereusement en cas de manque. Les moulins sont fréquemment situés sur le bord des rivières afin d’exploiter la force du courant.

On exploite également l’eau des aqueducs pour activer les moulins. C’est le cas des moulins de Rome qui sont situés sur le Janicule. Le cas des moulins de Barbegal à 7 kilomètres d’Arles est un des meilleurs exemples de l’ingénierie romaine à ce sujet. À flanc de colline, ces moulins utilisent l’eau d’un aqueduc, dont la puissance est de plusieurs centaines de litres par secondes, par deux déversoirs qui alimentent chacune huit moulins situés les uns au-dessus des autres. Le système était pour ainsi dire automatisé : on mettait le grain à moudre dans le moulin du haut et la farine descendait via une rigole jusqu’au moulin du dessous et ainsi de suite jusqu’en bas pour un dénivelé de 18 mètres environ. Ce procédé permet de passer plusieurs fois la mouture, comme il est impossible d’obtenir une farine parfaite à la première mouture. En bas il ne restait plus qu’à charger la farine sur des chariots (ou plus simplement à dos d’homme) ou alors sur des navires, puisqu’il semble qu’un chenal ait été aménagé en bas sur des terrains marécageux. On sait qu’il y eut plusieurs moulins de ce type à travers l’Empire, mais les moulins de Barbegal sont le mieux conservés et les plus puissants dont nous ayons la trace pour l’Antiquité. Leur puissance permettait à lui seul d’approvisionner en farine toute la ville d’Arles au rythme de 4,5 tonnes par jour. On estime qu’ils ont fonctionné entre les IIe et IVe siècles.

Quant aux moulins à vent, il faudra officiellement attendre le Moyen-Âge pour qu’ils apparaissent. Cependant beaucoup d’interrogations pèsent encore sur leur histoire. De manière officielle, les moulins à vent ont été inventés dans l’est de la Perse au VIIe siècle et arriveront en Occident au IXe siècle. Cependant il existe une grande différence entre ces deux modèles de moulin. Le moulin à vent oriental dispose d’un axe vertical, tandis que le moulin européen a un axe horizontal, et il est par conséquent difficile de dire si le second moulin est bien l’héritier du premier. Ce qui reste sûr c’est que Héron d’Alexandrie décrit un orgue activé par une éolienne dont la roue ressemble en tout point à celle d’un moulin. Techniquement il est donc possible que ces moulins aient pu exister à l’état de prototype à l’époque impériale, cependant cette possibilité n’a pas encore été corroborée par l’archéologie ni même par les textes anciens. Cela reste donc au stade d’hypothèse.

Transport des céréales

Si le blé fut véhiculé à dos d’homme, de mule ou sur des chariots, il semble que cela fut pratiqué sur des distances plus ou moins courtes. Le monde romain étant essentiellement agricole, cela reste cohérent, la production reste locale dans de nombreux endroits et destinée en particulier à nourrir les travailleurs des exploitations comme le recommande Varron. Mais les céréales étant la base de l’alimentation de tout un chacun, les besoins étaient par conséquent énormes et l’approvisionnement par des bêtes ou des hommes n’aurait sans doute jamais permis de nourrir suffisamment de personnes en particulier dans les grandes villes. Même si le réseau routier était excellent, il est plus que probable dans ces conditions que les transports de céréales au sol ne pussent se faire que sur de courtes distances.

D’ailleurs si l’on regarde ce que nous savons sur le transport du blé sous l’Empire, on observe qu’on ne rencontre quasiment que des transports maritimes ou fluviaux. C’est en particulier le cas pour Rome. Avec une population de plus d’un million de personnes et donc une demande d’environ 400 000 tonnes, le blé ne pouvait arriver qu’en énormes quantités ; ceci est d’autant plus vrai que le blé n’est récolté qu’à certaines périodes de l’année. Pour assurer cet approvisionnement dans Rome seule, il fallait procéder à des importations de blé depuis les provinces d’Afrique et d’Egypte, ce qui demanda une organisation titanesque tant en navires qu’en administration : c’est dans ce but que le port d’Ostie fut aménagé. Si la ville semble remonter à la moitié du IVe siècle avant JC, la questure d’Ostie, chargée de gérer l’approvisionnement de Rome distant de 35 km, ne fut instituée qu’en 267 avant JC. La ville fut d’ailleurs incendiée à plusieurs reprises lors des guerres civiles, comme le contrôle de l’approvisionnement de Rome a toujours été une des clés du pouvoir romain. Le port d’Ostie fut agrandi par les empereurs Claude (commencé en 42, fini en 65 sous Néron) puis Trajan (de 110 à 112) pour améliorer la qualité de l’approvisionnement. Ces importations furent telles qu’elles demandèrent une reconversion de la paysannerie italienne qui ne pouvait tenir économiquement : Varron suggéra une reconversion des paysans italiens dans la vigne et l’olivier.

Les légionnaires recevaient l’équivalent d’un kilo de blé par jour, ce qui suppose à l’échelle d’une seule légion de plus de 5 tonnes par jour, autrement dit plus de 1800 tonnes à l’année. A cet effet, les voies romaines étaient fournies en dispensaires pour entasser le grain et le transmettre aux troupes. Ceci est d’autant plus important qu’une armée qui n’a pas de quoi manger ira se servir, on comprendra donc que la gestion de l’approvisionnement des troupes était une question cruciale. On pense également que ces dispensaires pouvaient également servir à redistribuer le blé et d’autres fournitures comestibles aux populations à travers l’Empire, l’armée s’occupant de sécuriser les greniers afin d’éviter le vol et les pillages.

Les navires céréaliers

Les navires de transport céréalier que l’on a retrouvés, avaient le plus souvent une capacité de 150 à 200 tonnes pour l’époque impériale. Ce tonnage est déjà attesté sur les épaves de navires phéniciens puis grecs, et il semble que de manière générale ces tonnages aient peu évolué sous l’Empire. Toutefois ce tonnage pose question puisque la lex Claudia (de 236 av. JC) limitait la capacité des navires à 300 amphores, c’est-à-dire 11,5 tonnes, de même Auguste publia un édit interdisant à un navire de transporter plus de 1000 amphores (estimé à environ 70 tonnes de blé). La différence tient peut-être dans l’identité des commanditaires selon que l’on est sénateur, commerçant privé ou commerçant au service de l’Annone et aussi donc de la destination : tous les ports ne permettent pas l’accueil de navires à fort tonnage.

Certains navires que l’on peut qualifier de cargos de l’Antiquité avoisinaient les 400 tonnes en chargement, essentiellement les navires de l’Annone, mais transportaient différentes marchandises ainsi que des passagers, donc pas uniquement du blé. Ce sont des navires à coque ronde souvent pourvus d’un château arrière (et des fois un second à la proue pour les plus grands). De plus ceci ne concerne que les navires de haute mer, on est beaucoup moins documenté sur la navigation fluviale sinon sur les embarcations qui circulaient sur le Nil dont certaines pouvaient avoir une charge de 700 tonnes. Pour le chargement, le blé était le plus souvent déposé en vrac, il n’était remis dans des sacs qu’à l’arrivée.

Le navire le plus grand qui nous soit connu pour l’Antiquité est un navire céréalier : le Syracusia. Commandé par Hiéron II, tyran de Syracuse, et conçu selon toute vraisemblance par Archimède lui-même, on rapporte qu’il fallut une année entière pour le construire avec plus de 300 ouvriers. On estime sa capacité à 4000 tonnes : Athénée raconte qu’il transporta 60 000 mesures de blé, 10 000 jarres de poissons en saumure, 20 000 talents de laines et 20 000 talents d’autres marchandises. Lionel Casson (archéologue spécialiste de l’histoire maritime) trouvait cette capacité exagérée, et pour lui la mesure de blé n’était pas la mesure grecque mais le modius italique, mais il y a un problème avec cette hypothèse : cela aurait fait que ce navire transportait moins de blé que d’autres denrées, ce qui est un peu étrange comme les sources nous disent que sa vocation était le transport des céréales. On ne connaît pas ses dimensions sans doute comparables à celles du HMS Victory de Nelson (56 m de long pour 16 mètres de maître-bau) si l’on en croit Casson, mais elles étaient telles qu’aucun port ne pouvait l’accueillir (on dut mettre la coque à l’eau pour le terminer, sans quoi il eut été trop lourd pour l’y amener), il ne fit donc qu’un unique voyage jusqu’à Alexandrie où il fut offert au pharaon Ptolémée qui le transforma en palais. En effet sur ce navire on pouvait trouver sur le pont supérieur : un gymnase, des jardins d’arbres plantés dans des dolia, des vignes, des thermes, des écuries, des moulins, une chapelle d’Aphrodite ainsi que six tours pourvues d’armes de siège.

Cependant d’autres historiens mettent en doute l’existence de ce navire pour une raison simple : les témoignages sur ce navire ne sont relatés que par rapport à la vie d’Archimède plus de deux siècles après, et il était courant d’attribuer nombre de faits légendaires au célèbre ingénieur sicilien (dont l’histoire des miroirs incendiaires et le mot « Eurêka ! »).

Consommation des céréales

Originellement les céréales se mangent essentiellement sous forme de bouillies. Les céréales, concassées ou entières, sont mises à cuire avec de l’eau ou du lait. Elles sont assorties avec des herbes, un peu de lard voire de fromage frais. La popularisation des meules domestiques va avec la farine permettre la cuisine de galettes cuites à même le four. Ces deux plats sont essentiellement ceux des couches les plus pauvres de la société.

Le pain est apparu assez tardivement chez les Romains. Apparemment ce sont les légionnaires qui ramèneront les premiers pistores de Grèce après les guerres du IIIe siècle av. J.-C. Le pain sera surtout destiné à l’élite et ne commencera à devenir populaire que dans le courant du Ier siècle av. J.-C., tout au moins dans les grandes villes. Dans les campagnes il est probable que les gens continuent de se contenter des éternelles bouillies et galettes.

Pain retrouvé à Pompéi

Avec l’orge, plus courante est la consommation de cervoise. Même si le cercle de Licinius Crassus tend à l’époque de Marius à mettre le vin sur un piédestal, comme produit de luxe du monde civilisé, la cervoise reste un produit très populaire et répandu. Pline recommandera cependant d’éviter d’en consommer le soir, car elle donne d’horribles ballonnements selon lui. Son commentaire peut paraître exagéré, mais ce qui fait toute bonne bière c’est la qualité de son eau, or à l’époque il était fréquent d’avoir des sources dont l’eau était peu potable même en étant chauffée à une température de 60-70°C. La cervoise a néanmoins une place importante dans la vie romaine, en témoigne la fête des Fornacales qui est la fête du maltage des céréales, qui atteste que le maltage est pratiqué en vue d’une fermentation. Les techniques babylonienne et égyptienne se contentaient pour leur part de griller des pâtons que l’on mettait à infuser, c’était donc des bières de pain assez éloignées de ce dont nous avons l’habitude.

Place des céréales dans la religion

Les céréales se retrouvent au cœur de la religion romaine, ne seraient-ce que par le nom que nous leur donnons encore : les plantes céréales, les plantes de Cérès. Pour se faire une idée de l’importance religieuse des céréales, il n’y a qu’à voir le nombre de fêtes connues : une dizaine. Sans compter le nombre de divinités, une trentaine, qui protègent le blé, l’épi, le nœud, le labour, le hersage, le vannage, etc. à chaque étape de la vie et de l’utilisation des céréales il y a une divinité (même si la plupart ne sont que des hypostases de Cérès). À côté de ces divinités il y en a plusieurs autres comme Fortuna, c’est-à-dire l’Abondance que l’on représente souvent portant la cornucopia (ou corne d’abondance). Mais il y a également Annona, la déesse protectrice de l’Annone dont le soutien est indispensable pour fournir le blé aux nombreux habitants de Rome. Cela peut sembler risible mais la vie de certains empereurs et politiciens ne furent garanties que par leur capacité à assurer l’approvisionnement de l’Urbs alors que la disette se faisait sentir.

Pour finir nous avons également un dieu, dont on taisait souvent le nom par crainte : il s’agit de Saturne. Cette vieille divinité italique protégeait les moissons, elle était celle aussi du cours du temps, cours du temps nécessaire à la croissance des plantes mais également à leur mort pour permettre le repos des terres. Cette divinité était crainte, car elle présidait aussi à la mort des hommes : sa faucille comme emblème fut aussi une faux, et survit encore aujourd’hui dans notre représentation de la Mort. C’est pourquoi les Romains entouraient la statue du dieu de bandelettes, rite propitiatoire qui arrêtait le cours du temps la divinité étant enchaînée : on ne libérait Saturne qu’à la fin de l’année pour permettre le retour du Soleil au moment du solstice d’hiver à l’occasion des Saturnales.

Sources

Pline, l.XVIII
Aurelius Victor
Caton, Varron, Columelle et Palladius
https://fr.wikipedia.org/wiki/Agriculture_de_la_Rome_antique
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00521175/document
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_2_421371
http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1995_num_139_1_15445
http://books.openedition.org/pcjb/434
http://www.persee.fr/doc/nauti_0154-1854_1984_num_4_1_958
https://sites.google.com/site/navigationdanslantiquite/les-navires-marchands-dits-ronds
https://sites.google.com/site/civilisationromaine/
http://www.ostia-antica.org/fulltext/fourniol/part2.htm

Autre article :

Pistoriae et pistor
Variétés de pains (le siligo donne le plus beau des pains)
Dulces et autres crustula
Bouillies, polentae et gruaus
Bières et cervoises (Fornacales)
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/14/villa/texte2.htm

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

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